Olivier Bault : Parce que tout va mal, et qu’aucune petite réforme technique ne suffira à remettre l’Union européenne sur de bons rails. Plusieurs dynamiques sont aujourd’hui à l’œuvre et appellent une grande réorientation.

D’abord, l’immigration. Le pacte migratoire européen, qui entrera en vigueur l’année prochaine, transfère une grande part des compétences en matière de contrôle des frontières extérieures vers l’Union européenne. Or, comme le montrent les documents de la Commission justifiant ce pacte, l’objectif affiché n’est pas d’arrêter l’immigration, mais de la gérer. La première urgence est donc de permettre aux États de reprendre en main leur politique migratoire, ou au minimum de restaurer un véritable pouvoir de décision nationale sur ce sujet crucial.

Ensuite, le Pacte vert. L’extension prochaine du marché des droits d’émission au chauffage résidentiel et aux véhicules particuliers est un exemple des plus parlants de cette politique écologiste qui a pour effet mécanique d’appauvrir et ruiner le continent, alors même que l’Europe ne représente qu’environ 7 % des émissions mondiales de CO₂.

Enfin, le fonctionnement interne des institutions européennes. La Commission européenne se comporte de plus en plus comme un gouvernement de substitution aux États nationaux. Parallèlement, la Cour de justice de l’Union européenne étend sans cesse son champ de compétence, au point d’imposer la primauté de ses interprétations du droit européen sur les constitutions nationales. Ce glissement progressif transforme de fait la CJUE en une Cour constitutionnelle européenne qui ne dit pas son nom.

Les conflits récents avec le Tribunal constitutionnel polonais ou la Cour constitutionnelle roumaine en donnent une bonne illustration. Dans ces affaires, la CJUE a affirmé que les juges polonais ou roumains pouvaient écarter l’interprétation de leur propre Constitution par leur cour constitutionnelle lorsque celle-ci ne serait pas conforme au droit européen.

Face à ces dérives, une simple retouche du système ne suffira pas. Pour remettre l’Europe dans la bonne direction, il faut une grande réinitialisation. Le clin d’œil au Great Reset de Davos est volontaire, mais l’ambition n’est pas la même : il ne s’agit pas de « refaire le monde », mais de refonder l’Union européenne pour qu’elle redevienne ce qu’elle aurait toujours dû être : une communauté d’États souverains, démocratiques, vivant en paix et dans la prospérité.

Initialement conçue pour faciliter le libre-échange, garantir la libre circulation et assurer une coexistence pacifique entre États, la construction européenne a progressivement dérivé, au fil des décennies, vers un tout autre modèle. Peu à peu, elle s’est dotée d’une monnaie unique, d’un appareil administratif tentaculaire, d’un embryon de corps diplomatique, d’un ordre juridique autonome supérieur aux lois nationales, avec même l’équivalent d’une Cour constitutionnelle capable d’infliger des sanctions financières aux États membres. Aujourd’hui, vous estimez que nous nous rapprochons de ce que vous décrivez comme un « super-État totalitaire », destiné, dites-vous, à « poser les fondations d’un nouvel ordre mondial », pour reprendre les mots de José Manuel Durão Barroso, président de la Commission européenne entre 2004 et 2014. Comment expliquer cette évolution du projet européen ?

Cette évolution n’est pas accidentelle. Elle est voulue par certains acteurs qui ne cachent plus leur malaise face à la démocratie. Ce phénomène dépasse d’ailleurs l’Union européenne : on l’observe aussi aux États-Unis, au Canada et ailleurs où, à mesure que leurs politiques cessent de satisfaire les populations, une partie des élites dites libérales se détournent des mécanismes démocratiques traditionnels. La montée des forces qualifiées de populistes en est la conséquence directe. Il est d’ailleurs révélateur qu’un responsable comme Matteo Salvini revendique précisément le terme de « populisme », au motif qu’il renvoie au peuple lui-même, et que ces partis entendent porter les revendications populaires. C’est justement ce refus de la dépossession démocratique qui heurte ces élites.

On assiste à une crise profonde de la démocratie, qui adopte un visage de plus en plus autoritaire. Le cas britannique est, à cet égard, saisissant : on y arrête en moyenne une trentaine de personnes par jour pour des opinions exprimées en ligne. Plus spectaculaire encore, l’arrestation récente d’un scénariste par quatre policiers armés pour de simples tweets critiquant l’idée que l’on puisse changer de sexe à volonté.

Cette dérive répressive s’est observée aussi en Roumanie : une présidentielle a été annulée puis réorganisée dans un climat qui laisse planer des doutes sérieux sur la légitimité du résultat. En France, la candidate donnée favorite par les sondages est empêchée de se présenter sur la base d’un jugement de première instance. En Pologne, la situation est devenue particulièrement préoccupante.

Après avoir contribué au changement de gouvernement par un chantage financier consistant à retenir des fonds pourtant dus au pays, la Commission européenne soutient désormais un exécutif qui viole ouvertement la loi, réprime l’opposition et place des responsables politiques en détention provisoire pendant de nombreux mois. Les conditions de détention ont même été qualifiées de torture par le Défenseur des droits polonais : non des tortures physiques classiques, mais des traitements assimilés à de la torture au regard des conventions internationales, comme des réveils toutes les heures par des lumières violentes pendant des semaines entières.

Ces épisodes, mis bout à bout, dessinent une crise démocratique généralisée. Dans ce contexte, la constitution d’un super-État européen apparaît pour beaucoup comme un moyen de consolider la domination d’élites qui ne souhaitent plus être démenties par le suffrage populaire.

La réforme des traités européens votée en novembre 2023 par le Parlement européen, comprenant 267 amendements, en est une illustration. Le texte est aujourd’hui en sommeil au Conseil européen, sans doute pour ne pas inquiéter les électeurs, mais nul doute qu’il pourra être réactivé au moment opportun. S’il venait à aboutir, il consacrerait un transfert définitif de souveraineté hors de portée des peuples. Les grandes décisions ne seraient plus prises dans les capitales nationales, mais à Bruxelles, et sans que les citoyens puissent réellement infléchir ces choix.

C’est vers cette Europe post-démocratique que certains veulent nous conduire, une Europe gouvernée d’en haut, où les nations seraient réduites au rôle de simples exécutants.

Vladimir Boukovski, célèbre dissident soviétique, comparait l’UE à une « nouvelle URSS », estimant qu’elle reproduisait les mêmes structures et les mêmes réflexes totalitaires. Partagez-vous cette analyse ?

Viktor Orbán lui-même a établi un parallèle entre les anciens cadres communistes d’Europe de l’Est et les élites politico-médiatiques occidentales issues de Mai 68. Selon lui, il existe une véritable « parenté idéologique », et force est de constater que cette comparaison revient souvent dans les pays d’Europe centrale. En Pologne, en Hongrie, en Tchéquie ou en Slovaquie – bref, dans les pays anciennement soumis au système soviétique –, beaucoup voient des similitudes entre l’ancienne emprise idéologique du bloc de l’Est et les pressions normatives venant aujourd’hui de Bruxelles.

Chez les conservateurs de ces pays, l’idéologie promue par certaines institutions européennes est d’ailleurs fréquemment qualifiée de « néo-marxiste ». L’exemple le plus souvent cité est celui de « l’idéologie du genre », une doctrine imposée d’en haut, en rupture avec les traditions nationales, et fondée sur des prémisses pseudo-scientifiques.

Les parallèles sont d’autant plus frappants pour ceux qui ont connu l’époque communiste : nombreux sont les témoignages, y compris personnels – ma propre épouse polonaise, qui a grandi à cette époque, le dit souvent –, selon lesquels l’ingérence dans la manière de penser, ou dans la manière dont les gens « doivent » percevoir le monde, est parfois ressentie aujourd’hui comme plus intrusive encore qu’elle ne l’était sous le régime communiste.

D’où l’idée, largement partagée dans cette région, que les libéraux européens ne sont pas des libéraux au sens classique du terme, mais bien des héritiers d’une nouvelle forme de socialisme. Après le socialisme international du communisme et le socialisme national du nazisme, émerge ainsi un socialisme « libéral » qui s’appuie, comme les précédents, sur une science dévoyée. Le communisme mobilisait une sociologie pseudo-scientifique ; le nazisme s’appuyait sur une biologie falsifiée ; le progressisme contemporain combine souvent les deux, notamment dans son approche du genre : un mélange de sociologie idéologique et d’anthropologie présentée comme scientifique.

Il faut préciser en aparté que le libéralisme authentique, celui qui repose sur la liberté économique, l’État de droit et la responsabilité individuelle, ne peut fonctionner durablement que si la société partage un socle de valeurs communes, comme le soulignait Tocqueville. Historiquement, ce modèle a prospéré dans des sociétés façonnées par le christianisme, où la liberté se déployait dans un cadre moral communément accepté.

Aujourd’hui, nombre de sociétés européennes ne sont plus véritablement chrétiennes. Or, lorsque disparaît ce socle de valeurs communes façonné par des siècles de culture chrétienne, le libéralisme perd son cadre moral et tend à se transformer en une forme d’anomie, voire en une « loi de la jungle ». Dans cet environnement déstructuré, ce ne sont plus les principes hérités d’une tradition morale partagée qui orientent la vie collective, mais les valeurs imposées par les groupes les plus puissants : économiques, médiatiques, culturels ou politiques. La liberté n’est plus ordonnée au bien commun mais livrée aux rapports de force.

Au-delà de la parenté idéologique que certains établissent entre marxisme et ce « libéralisme » européen, qui ressemble, soulignez-vous, davantage à un néomarxisme, Ryszard Legutko, dans Le diable dans la démocratie, raconte comment, après la chute du mur de Berlin, les élites communistes se sont rapidement et concrètement transformées en nouvelles élites « libérales » européennes. Avez-vous vous-même observé cette bascule idéologique au sein des élites post-communistes ?

Oui, et c’est particulièrement vrai en Pologne. Le parti considéré aujourd’hui comme le plus progressiste est précisément l’héritier direct de l’ancien Parti communiste. Et ce phénomène ne se limite pas à la Pologne : on le retrouve, sous différentes formes, dans la majorité des pays d’Europe centrale et orientale.

Il faut rappeler qu’à l’époque communiste, jusqu’à la fin des années 1980, les partis communistes étaient en réalité très conservateurs sur les questions sociales, culturelles et morales. Mais la chute du système a entraîné une mutation rapide. Beaucoup d’anciens cadres se sont accommodés sans difficulté de la transition vers le capitalisme, veillant à ce qu’elle se déroule à leur avantage économique. Cette reconversion s’est accompagnée d’une recomposition idéologique.

Dans les années 1990, ces élites post-communistes ont traversé une période de flottement : plus d’idéologie structurante, mais également très peu de scrupules. Or, pour exister politiquement et remporter des élections, il leur fallait un nouveau récit mobilisateur. C’est ainsi qu’ils ont adopté, presque naturellement, l’idéologie néomarxiste.

Cette conversion idéologique a été d’autant plus aisée qu’elle prolongeait, sous une autre forme, leur ancien réflexe : imposer d’en haut une nouvelle vision égalitariste du monde présentée comme rationnelle, moderne et inévitable.

Pour opérer ce que vous appelez la grande réinitialisation de l’Union européenne, vous avancez deux scénarios possibles. Le premier consiste en un « retour aux fondamentaux », tandis que le second propose « un nouveau départ ». Pourriez-vous détailler en quoi chacun de ces scénarios consiste concrètement ?

L’idée de départ est simple : la démocratie ne fonctionne que si elle exprime la volonté d’un peuple. Or, il n’existe pas de « peuple européen ». Dans ces conditions, le centre de décision doit rester au niveau des nations, là où s’exerce réellement la souveraineté démocratique.

Le premier scénario consiste donc en un retour aux sources, c’est-à-dire à une Europe plus proche de celle qui existait avant Maastricht, mais redéfinie de manière plus explicite pour éviter les dérives institutionnelles survenues depuis.

Dans cette perspective, le rôle prépondérant reviendrait à deux institutions directement liées aux gouvernements nationaux :  le Conseil européen, qui réunit les chefs d’État et de gouvernement ; le Conseil de l’Union européenne, qui rassemble les ministres des États membres selon les domaines concernés.

Ces organes ont l’avantage d’être composés de responsables politiques issus d’élections nationales et donc révocables par leurs citoyens : par des élections, par des pressions populaires, voire, dans des cas extrêmes, par des ruptures politiques majeures, toujours au niveau national. Autrement dit, ils ne sont pas coupés du peuple. Ce sont donc eux qui devraient disposer du dernier mot, et non le Parlement européen, qui ne représente aucun peuple constitué mais seulement vingt-sept États juxtaposés. L’Union n’ayant pas de peuple propre, elle ne peut produire une démocratie propre.

Dans ce même esprit, les conflits de compétences ne devraient pas être tranchés par la Cour de justice de l’UE, dont la jurisprudence a souvent étendu les pouvoirs des institutions européennes. Ce rôle devrait revenir aux États membres eux-mêmes, réunis au sein du Conseil, afin de définir ce qui relève de l’Union et ce qui doit rester de la souveraineté nationale.

Cette « Europe des nations » recentrée sur l’essentiel reposerait principalement sur quelques piliers obligatoires : le marché commun, l’union douanière et la coopération économique. Pour tout le reste, les États pourraient s’associer « à la carte », en participant, ou non, à des coopérations renforcées selon leurs intérêts. Et ils devraient pouvoir en sortir librement si ces engagements ne correspondent plus à leurs priorités. L’Union deviendrait ainsi à la fois un marché commun, un cadre de coopération, et un espace permettant de gérer les désaccords entre pays européens. Le renoncement à la confrontation militaire constitue, il faut le dire, l’un des acquis majeurs de la construction européenne.

C’est le premier scénario. Mais chacun sait que modifier les traités actuels nécessite l’unanimité des vingt-sept États membres, ce qui rend cette voie difficile. D’autant plus que les institutions européennes elles-mêmes ne soutiendraient pas une telle réorientation souverainiste.

D’où un second scénario, celui du « nouveau départ ». Nigel Farage l’a résumé avec humour : pour réformer l’Union européenne, il faudrait que « l’Europe quitte l’Union européenne. »

Dans cette hypothèse, l’actuelle Union serait dissoute d’un commun accord, afin de permettre la création d’une Communauté européenne des nations fondée sur un nouveau traité. L’avantage serait qu’une telle structure n’exigerait pas la signature de tous les pays : seuls les États désirant en faire partie y adhéreraient.

Pour vous, la sortie de l’UE doit-elle être donc mise sur la table ?

Pour négocier véritablement une réforme des traités, il est essentiel de ne pas exclure a priori l’hypothèse de la sortie de l’Union européenne. Renoncer par avance à cette option, c’est se priver d’un important levier de négociation. C’est précisément ce que nous expliquons, à Ordo Iuris, au parti Droit et Justice (PiS) : tant qu’il rejette catégoriquement l’idée même d’un Polexit, il se place en position de faiblesse face aux institutions européennes.

Or, on observe une évolution : le PiS n’exclut plus complètement cette éventualité, comme il le faisait auparavant. Cela ne signifie pas qu’il la souhaite, mais qu’il comprend que toute négociation crédible nécessite d’assumer que l’on peut aussi claquer la porte si les conditions deviennent inacceptables.

À l’exception de la France, où vous étiez présent ce mois-ci, dans quels autres pays européens avez-vous présenté ce projet, et comment a-t-il été accueilli ?

Étant donné que notre initiative émane d’une organisation hongroise et d’une organisation polonaise, nous avons naturellement présenté notre projet en premier lieu à Budapest et à Varsovie. À Budapest, nous avons reçu le soutien de Balázs Orbán, chef de cabinet de Viktor Orbán, ainsi que l’appui du Fidesz, qui considère ce projet avec beaucoup de bienveillance. À Varsovie, la présentation s’est faite en présence du vice-président de la Diète, chef de l’aile nationaliste chrétienne de Konfederacja – une alliance de nationalistes chrétiens et de libertariens conservateurs dans le style de l’Argentin Javier Milei – et de plusieurs personnalités du parti Droit et Justice (PiS), qui ont publiquement exprimé leur soutien.

Lorsque nous l’avons présenté à Madrid, le vice-président de Vox a, pour sa part, déclaré, à propos de nos propositions : « Maintenant, nous avons un programme. » Nous constatons d’ailleurs un intérêt marqué, par exemple du parti AUR en Roumanie.

À Bruxelles, nous avons présenté le projet au groupe Patriotes pour l’Europe, où il a été accueilli très favorablement. L’enjeu, désormais, est d’intéresser la droite française, car la France est indispensable à toute recomposition européenne. Nous pensons que ce projet peut séduire non seulement le Rassemblement national, mais aussi Reconquête, Identité et Liberté, ainsi qu’une partie des Républicains.

Nous appelons toutes les forces politiques attachées aux libertés démocratiques et à la souveraineté nationale à puiser dans nos propositions et à se les approprier.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.