À la Vieille Charité, l’exposition « Aden–Marseille. D’un port à l’autre », visible jusqu’au 29 mars 2026, déroule un long récit fait d’objets, de récits et d’images autour du Yémen. Les trois premières séquences du parcours retracent plus d’un siècle d’échanges entre les deux ports, mettant en évidence la richesse des liens historiques, économiques, humains et culturels qui les unissent.
À la différence de certaines expositions récentes des musées de la Ville de Marseille, les œuvres contemporaines ne sont pas intégrées au parcours en dialogue direct avec les artefacts archéologiques ou historiques. Elles occupent une section spécifique, intitulée « Regards contemporains : créations entre le Yémen, Marseille et l’Europe ». Cette dernière galerie présente les œuvres de Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana Faroq, dont les créations font apparaître les multiples strates d’un imaginaire façonné autant par l’histoire que par les ruptures du présent.

Cette séquence particulièrement réussie apparaît un peu comme une exposition dans l’exposition et fait donc ici l’objet d’une chronique spécifique.

Une sélection de romans et un documentaire comme introduction

Une sélection de romans dont l’intrigue se situe au Yémen et le film L’Arabie interdite (1937) de René Clément introduisent ces regards contemporains entre le Yémen, Marseille et l’Europe.

« Aden–Marseille » _ Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana Faroq« Aden–Marseille » Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana Faroq

La dizaine d’ouvrages exposés rappellent la diversité et la richesse des regards que ce pays a suscitées, depuis l’image d’un monde inhospitalier donnée par Paul Nizan jusqu’au retour à l’histoire de la fiction yéménite contemporaine, avec au cœur, la ville d’Aden et son imaginaire si singulier. Parmi ces ouvrages, on note entre-autres ceux de Habib Abdulrab Saror (La reine étripée, Ibnat Souslov / La fille de Souslov), traduits en français, mais aussi d’Ali Al-Mugri (Bukhûr ‘adani / Encens d’Aden) qu’on peut lire en anglais ou encore ceux du journaliste yéménite Ahmad Zein (Steamer Point et Fakihat lil-ghurbän / Un fruit pour les corneilles) malheureusement non traduits.

René Clément - L'Arabie interdite,1937. Film d'origine 16 mm couleur. 52 minutes.René Clément – L’Arabie interdite,1937. Film d’origine 16 mm couleur. 52 minutes.

En 1935, René Clément, alors âgé de vingt-cinq ans, accompagne l’archéologue Jules Barthoux pour filmer les vestiges antiques du Yémen. Leur mission ne les mènera pourtant jamais jusqu’à Ma’rib. Une partie des pellicules ayant disparu, il subsiste aujourd’hui un documentaire muet retraçant leur voyage depuis Hodeïda jusqu’à Sanaa. On y voit des visages d’enfants, des passantes, des scènes de vie rurale et urbaine, la porte sud de Sanaa ou encore des artisans découpant des plaques d’albâtre.

Nasser Al Aswadi« Aden–Marseille » _ Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana Faroq« Aden–Marseille » Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana Faroq

Après les deux Piliers de temple d’as-Sawdâ’ (2007) accrochés dans le vestibule, la galerie ouvre avec une importante sélection d’œuvres de Nasser Al Aswadi, architecte de formation dont la pratique explore la puissance des signes et des alphabets anciens. Ses œuvres s’inscrivent dans la continuation inventive de la tradition calligraphique, le mot devenant un matériau à part entière.

« Aden–Marseille » _ Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana Faroq« Aden–Marseille » Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana Faroq. Nasser Al Aswadi – Piliers de temple d’as-Sawdâ’. D’après des relevés de Rémy Audoin, 2007. Photogravure. Collection de l’artiste

Pour Nasser Al Aswadi, la calligraphie est un moyen d’exprimer des sentiments et des pensées sans qu’ils soient spécifiquement liés à la langue.
Le galeriste, éditeur d’art et collectionneur Claude Lemand souligne dans le catalogue : « L’art de Nasser est inspiré par les événements du Printemps arabe, les réalités quotidiennes, les paysages ruraux, l’architecture, les manuscrits et les parchemins, ainsi que par le mouvement incessant des foules dans les rues ».

Son travail fait écho au riche patrimoine de manuscrits yéménites et aux milliers d’inscriptions gravées sur les parois rocheuses que l’on a pu découvrir dans les premières sections d’« Aden-Marseille. D’un port à l’autre ».

« Aden–Marseille » _ Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana FaroqNasser Al Aswadi – Alphabet sudarabique, 2023. Sculpture en inox. Paris, musée de l’Institut du monde arabe, donation Claude & France Lemand et Respect, 2020. Huile sur toile. Collection de l’artiste – « Aden–Marseille » Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana Faroq

Nasser Al Aswadi – Alphabet sudarabique, 2023. Sculpture en inox. Paris, musée de l’Institut du monde arabe, donation Claude & France Lemand – « Aden–Marseille » Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana Faroq

L’artiste explique sa prédilection pour la sphère en sculpture, représentée ici par Alphabet sudarabique (2023), et le tondo en peinture, illustré par Respect (2020) par leur forte charge symbolique. Ces formes, sans commencement ni fin, traduisent certainement une expression de plénitude.

Nasser Al Aswadi – Respect, 2020. Huile sur toile. Collection de l’artiste – « Aden–Marseille » Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana Faroq

Sur le triptyque L’Alphabet sudarabique (2024), les lettres manuscrites sont répétées des « milliers de fois », formant des tissages libres, semblables à des nuées. L’énergie du mot se transforme en langage visuel.

« Aden–Marseille » _ Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana FaroqNasser Al Aswadi – L’Alphabet sudarabique, 2024. Encre sur papier. Collection de l’artiste – « Aden–Marseille » Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana Faroq

« Les lettres, écrit Pascal Amel dans un article publié par Art Absolument, ne sont pas disposées sur une ligne droite ou horizontale, mais plutôt transcrites selon leur densité dynamique ou bien superposées les unes sous les autres, ou encore entrelacées et labyrinthiques dans l’espace devenu imaginaire – abstrait ».

Nasser Al Aswadi – L’Alphabet sudarabique, 2024. Encre sur papier. Collection de l’artiste – « Aden–Marseille » Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana Faroq

Les toiles de l’ensemble Lion – Bouquetin – Allah (2024) laissent apparaître dans le foisonnement des lettres de diaphanes figures coraniques.

« Aden–Marseille »  Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana FaroqNasser Al Aswadi – Lion – Bouquetin – Allah, 2024. Huile sur toile. Collection de l’artiste – « Aden–Marseille » Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana Faroq

Nasser Al Aswadi – Lion – Bouquetin – Allah, 2024. Huile sur toile. Collection de l’artiste – « Aden–Marseille » Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana Faroq

Son travail récent intègre également l’image de la huppe avec la série Houdoud 1 et 2 (2024). Cet oiseau, symbole de l’Islam pour avoir été la messagère intelligente, éloquente et indispensable entre le Roi Salomon et la Reine de Saba (Sourate 27 du Coran, « Les Fourmis », 27. 20-44), inscrit sans doute l’œuvre dans un temps long et sacré.

« Aden–Marseille »  Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana FaroqNasser Al Aswadi – La série des huppes, Houdoud 1 et 2, 2024. Huile sur toile. Collection de l’artiste – « Aden–Marseille » Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana Faroq

Au sol, l’imposante sculpture en inox Tolérance (2021) projette ses ombres envoûtantes, jouant avec les pleins et les vides de sa forme ajourée.

« Aden–Marseille » _Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana Faroq

Nasser Al Aswadi – Tolérance, 2021. Sculpture en inox. Collection de l’artiste – « Aden–Marseille » Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana Faroq

Jeanne Bonnefoy-Mercuriali

Ayant vécu au Yémen entre 2018 et 2021, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali se réapproprie le riche vocabulaire formel de la statuaire sudarabique. Elle travaille la terre de Sanaa, brute et fragile, dans une démarche qui croise techniques et cultures.

« Aden–Marseille »  Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana FaroqJeanne Bonnefoy-Mercuriali – «Zabid», hommage à l’architecture yéménite, 2025. Grès de Treigny, façonnage à la plaque et aux colombins et décor type Mishima avec des engobes de grès blanc. Collection de l’artiste – « Aden–Marseille » Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana Faroq

Ses œuvres rendent hommage à l’architecture yéménite, notamment avec « Zabid » (2025), une petite collection de stèles en céramique, influencées par l’art du décor architectural de la ville de Zabîd, dans la région de la Tihâma, plaine côtière sur la mer Rouge. Ces pièces, façonnée à la plaque et décorées selon la technique du Mishima, s’inspirent d’une architecture, dont la richesse ne provient pas de la préciosité des matériaux, mais du travail des artisans.

« Aden–Marseille »  Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana Faroq

Elle fait écho au travail documentaire du chercheur Paul Bonnenfant sur l’urbanisme yéménite. Le choix de représenter des motifs décoratifs d’un mur sous forme de stèle rappelle la destruction subie par le patrimoine historique du Yémen en guerre depuis 2015.

La série « Cadrages » (2009), composée de bas-reliefs en plâtre patiné, est née d’un jeu photographique sur la notion de détail. Chaque carreau est le cadrage serré d’une pièce inspirée de la statuaire sudarabique antique. La finesse du plâtre et la nuance de ses ombres renvoient à l’épure sereine des stèles funéraires.

Jeanne Bonnefoy-Mercuriali – Cadrages, composition en carré de 40 cm et Cadrages, 3 bas-reliefs blanc modèle 1, 2009. Terre patinée. Plâtre. Collection de l’artiste – « Aden–Marseille » Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana Faroq

On retrouve cette évocation de la statuaire dans ses premières sculptures réalisées au Yémen en 2008, à partir de pièces archéologiques vues au musée de Sanaa : Buste de femme et Corps de femme.

Jeanne Bonnefoy-Mercuriali – Buste et Corps de femme, 2008. Terre cuite – « Aden–Marseille » Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana Faroq

Thana Faroq

La photographe et vidéaste Thana Faroq aborde le Yémen par le prisme de l’intime et de la mémoire bouleversée. Son œuvre Imagine me like a country of love (2024-en cours) est une réflexion fragmentée et poétique sur l’appartenance et le deuil.

« Aden–Marseille »  Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana FaroqThana Faroq – Imagine me like a country of love, 2024-en cours. Photographies et extraits de films Photographies d’archives familiales, collectées avec la mère de l’artiste. Scans de feuilles de journaux yéménites (titres et dates inconnus), collectés dans la maison de l’artiste au Yémen. – « Aden–Marseille » Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana Faroq

L’œuvre explore ce qui subsiste lorsque les souvenirs sont perturbés. Dans la catalogue, l’artiste raconte :
« J’ai commencé ce projet à mon retour au Yémen, après dix ans d’absence, lors d’un voyage profondément personnel et déstabilisant. Avec l’aide de ma mère, j’ai peu à peu reconstitué une archive familiale qui avait été perdue pendant la guerre. En temps de conflit, il arrive souvent que les femmes cachent ou détruisent des photographies personnelles pour se protéger et protéger leurs proches. Notre archive était dispersée et, si une partie se trouvait enfouie dans des tiroirs, une autre avait été effacée par nécessité ».

Le film, mélange d’images contemporaines, de photos d’archives, d’animation, de texte et de son, se déplace de manière non linéaire, à la manière de la mémoire elle-même. « Des voix vont et viennent – celle de ma mère, la mienne et celles qu’ont captées des enregistrements de la vie quotidienne –, qui offrent des instants de tendresse, de confusion et de deuil silencieux ».
Le film évite le spectacle du conflit pour se concentrer sur ce qui reste mouvant : « un changement de ton, un lieu familier devenu lointain, un visage oublié ». Enracinée dans une expérience intime, l’œuvre reflète des histoires plus larges de mémoire interrompue et de silence.

Imagine-moi comme un pays d’amour, écrit Thana Faroq « entend activer la mémoire autrement, en investissant non pas la nostalgie ou la narration, mais des gestes matériels et émotionnels qui invitent à l’intimité, à l’ambiguïté et à la réflexion. La voix de ma mère est centrale dans ce travail ; ses questions, ses récits et ses silences forment le rythme émotionnel du film et l’ancrent dans une présence intergénérationnelle ». L’exposition présente au travers d’une projection multicanaux des extraits des 18 minutes du film dans une installation particulièrement réussie.

« Aden–Marseille » Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana Faroq« Aden–Marseille » Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana Faroq

La réunion des trois démarches de Nasser Al Aswadi, Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et Thana Faroq offre un point d’équilibre rare. Chacun·e interroge, selon sa propre approche, la persistance d’identités en mouvement – celles d’un pays traversé par les imaginaires, marqué par la guerre, mais ancré dans un patrimoine d’une remarquable profondeur.
À la Vieille Charité, cette section finale n’est pas un simple épilogue. Elle fonctionne comme un espace de recomposition, où les souvenirs, les symboles et les gestes artistiques témoignent de la vitalité culturelle du Yémen, au-delà des fractures et des éloignements.
Une manière peut-être de rappeler que les ports, à Aden ou à Marseille, n’ont jamais été de simples points de départ ou d’arrivée. Ils sont aussi des carrefours de mémoires, de transmissions des récits et, parfois, de recommencements.

En savoir plus :
Sur le site des Musées de Marseille
Suivre l’actualité des Musées de Marseille sur Facebook et Instagram
Sur le site de Nasser Al Aswadi et sur Instagram
Sur le site de Jeanne Bonnefoy-Mercuriali et sur Instagram
Sur le site de Thana Faroq et sur Instagram