Très attachée à sa neutralité, l’Irlande consacre très peu de moyens à son armée. Le pays est pourtant un noeud essentiel aux communications européennes. 75% des câbles sous-marins transatlantiques passent dans ses eaux ou à proximité.
L’Irlande n’a pas vraiment d’armée et commence à s’en inquiéter. Le gouvernement a décidé d’accélérer la livraison d’un système anti-drones et réfléchit à demander l’assistance d’un navire de guerre étranger dans les prochaines semaines, selon The Irish Times, qui cite comme possible candidate la frégate Bretagne, de la Marine française. À partir du mois de janvier, le pays s’apprête à assurer la présidence tournante de l’Union européenne. Et Dublin craint que des drones inconnus et menaçants fassent irruption dans le ciel, comme cela a été le cas au Danemark, qui assure cet office jusqu’à la fin de l’année.
Ces dernières semaines, plusieurs navires russes ont aussi été signalés à proximité de ses vastes eaux territoriales (880.000 km2, plus que la surface terrestre de la France). Le Yantar, un bâtiment soupçonné par le voisin britannique de cartographier les fonds marins, s’est approché. En novembre dernier, le navire était même entré dans les eaux irlandaises et avait dû être escorté vers la sortie. Les marines françaises, britanniques et américaines suivaient ces mouvements de près, comme le notait The Guardian.
75% des câbles transatlantiques
L’Irlande est en effet un nœud particulièrement stratégique pour les communications européennes. 75% des câbles sous-marins qui relient l’Europe à l’Amérique passent à proximité ou dans les eaux irlandaises, selon un rapport d’un centre de recherche de l’université de Coventry. Au niveau mondial, « les câbles sous-marins sont indispensables non seulement à l’accès à Internet et aux communications quotidiennes, mais aussi aux transactions financières, traitant environ 10.000 milliards de dollars par jour », rappelle le CSIS (Center for Strategic and International Studies), un cercle de réflexion américain.
Emplacement des câbles sous-marins transatlantiques. © Telegeography
Le problème, c’est que l’Irlande n’a aucun moyen de protéger ces câbles. Ses capacités en la matière sont « essentiellement nulles », grince Caoimhín Mac Unfraidh, ancien officier de la marine irlandaise, dans le Financial Times. « Nous n’avons pas de capacité d’inspection sous-marine, à part celle de notre section de plongée navale, qui est principalement composée d’hommes et donc limitée en profondeur », ajoute-t-il.
En fait, les moyens de l’armée irlandaise sont extrêmement limités. Quatre de ses huit navires sont hors service. Faute de personnel, elle n’a parfois pu déployer qu’un seul patrouilleur en mer, note le Royal United Services Institute (RUSI), le plus ancien think-tank britannique sur les questions stratégiques. En 2022, un rapport officiel concluait clairement que le pays n’avait pas les capacités de se protéger s’il était attaqué.
0,25% du PIB consacré à la Défense
L’Irlande est un État neutre. Il ne fait donc pas partie de l’Otan. Mais, contrairement à la Suisse, sa neutralité est pensée comme « non-armée ». Son budget militaire est donc très faible: 1,5 milliards d’euros en 2026, soit 0,25% du PIB. En proportion, c’est presque dix fois moins que la France. Dans l’esprit de certains Irlandais, c’est une garantie de paix. Mais cela peut aussi être une vulnérabilité.
« On part du principe, avec une certaine complaisance, que l’Irlande ne sera jamais attaquée et que, si cela devait arriver, d’autres, notamment le Royaume-Uni, viendraient à notre secours. Il est temps d’aborder la question de la défense avec réalisme », alerte un récent éditorial du Irish Times.
« Nous sommes membres de l’UE, mais pas de l’Otan. Si vous vouliez étouffer l’Union européenne, frapper l’UE sans craindre de représailles de l’Otan, alors l’Irlande est le point zéro », prévient Cathal Berry, ancien officier des Rangers de l’armée irlandaise, dans le Financial Times.
En détruisant des câbles sous-marins en mer d’Irlande, une force ennemie pourrait considérablement perturber le trafic internet, les communications, et les échanges financiers dans l’Union européenne. Ces derniers mois, plusieurs experts ont d’ailleurs mis en garde les décideurs européens contre les risques maritimes. « En réarmant son flanc Est face à la Russie, l’Europe a négligé un front stratégique. Elle n’est pas prête à se défendre à l’Ouest. Pourtant, c’est par l’Atlantique que Poutine pourrait attaquer et gagner », anticipe Stéphane Audrand, dans un exercice de prospective pour Le Grand Continent, en exposant notamment les dangers que font courir les drones sous-marins.
Dogme de la neutralité « non-armée »
Les capitales européennes sont donc de plus en plus attentives aux choix opérés en Irlande. La présidence, dont les pouvoirs sont limités mais qui commande les Forces de défense, penche nettement pour sanctuariser le dogme de la neutralité et ne pas engager davantage de moyens vers la défense.
Catherine Connolly, en fonction depuis mi-novembre, avait lancé l’an passé: « L’Irlande ne pourra jamais avoir d’armée. Nous n’en avons pas besoin. »
Ancrée à gauche, elle a réitéré son attachement au « triple verrou », qui conditionne le déploiement de l’armée irlandaise à l’étranger à l’accord du gouvernement, du Parlement mais aussi de l’ONU. « Ses propos ne passent pas inaperçus dans les autres capitales européennes, où l’on craint qu’un futur gouvernement de gauche, dirigé par le Sinn Féin (parti républicain, ndlr) ne complique les efforts visant à approfondir l’intégration européenne en matière de défense », observe le chercheur Edward Burke dans une note du RUSI, un think-tank britannique.
Le déchiffrage : Défense européenne, le risque opérationnel – 19/11
Ce dernier estime que « la gauche irlandaise et Catherine Connolly sont profondément déconnectées de la réalité européenne » et s’attend à ce que « les faiblesses et les contradictions de la défense irlandaise – notamment entre la cheffe de l’État et le gouvernement – soient mises en lumière lors de sa présidence de l’UE l’année prochaine ».
« Aucune prise de conscience »
Sans revenir sur la neutralité, le gouvernement actuel est plus enclin à muscler les capacités de défense. « Des navires patrouillent dans les parages. La Russie recueille en permanence des informations sur les infrastructures économiques critiques dont dépendent tous les Européens, dont dépend le monde entier (…) Nous devons absolument améliorer nos capacités », a jugé le Premier ministre Micheál Martin, lors d’un débat parlementaire, regrettant qu’il n’y ait « absolument aucune prise de conscience, dans cette assemblée, de la gravité de la situation ».
La présidente élue Catherine Connolly (à gauche) sourit aux médias aux côtés du Premier ministre irlandais Micheál Martin (à droite) après avoir été déclarée vainqueure de l’élection présidentielle irlandaise au château de Dublin, à Dublin, le 25 octobre 2025. © PAUL FAITH / AFP
L’effort financier reste minime. D’ici 2028, le pays compte faire passer ses dépenses de 1,1 milliard d’euros à 1,5 milliard d’euros (aux prix de 2022). Dublin ne manque pourtant pas de fonds. Sa politique fiscale très attractive en direction des géants de la tech lui permettra d’encaisser un excédent budgétaire de 5,1 milliards d’euros en 2026. Des efforts ont malgré tout été consentis pour commencer à surveiller les câbles sous-marins.
Le Premier ministre Micheál Martin a précisé que l’Irlande avait « un plan sur mesure avec l’Otan en ce qui concerne la cybersécurité, la sécurité sous-marine, les connaissances et l’expertise en matière de mentorat et de formation… car c’est nécessaire ».
Dublin a notamment passé un contrat à 60 millions d’euros avec Thales, une société française, pour l’achat d’un sonar destiné à surveiller les câbles et les gazoducs. Sa livraison est prévue en 2027, selon The Irish Times. Une possible vente de blindés de nouvelle génération, de la gamme Scorpion (Griffon, Jaguar…), a été évoquée en février lors d’une audition parlementaire par Alexandre Dupuy, directeur des activités systèmes chez KNDS France.
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