A Bordeaux aussi, les vins de France font leur trou. Depuis quelques années, de plus en plus de domaines franchissent la ligne rouge du vin de France pour élargir leur gamme. Et sans états d’âme.
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Quand la dénomination Vin De France avec mention de cépage et millésime a été créée il y a 15 ans, il y avait peu de membres en Gironde, se souvient Valérie Pajotin, directrice de l’association nationale interprofessionnelle des Vins De France-VDF (Anivin de France). Mais aujourd’hui, on en a des centaines. » Le phénomène a pris de l’ampleur « ces cinq dernières années », remarque-t-elle, et concerne toutes les qualités et les positionnements. « Du popular premium en cœur de marché au super premium iconique en passant par le Premium. Des vins de cépage aromatique, des assemblages hors du commun, des vins rouges à boire frais, des vins méthode nature, des vins orange… La clé, c’est la complémentarité de l’offre VDF et sa liberté créative. »
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Commercialement, ça a du sens d’avoir autre chose à proposer
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Dans le Haut-Médoc, les domaines Fabre proposent ainsi un vin blanc issu d’hybrides, et un vin rouge gazéifié, soit deux cuvées radicalement différentes et en « vins de France » en plus de leur gamme d’appellation. Elles représentent 10 à 15 % du chiffre d’affaires de cette entreprise qui ne passe pas par le négoce. « On est très attachés à l’appellation, notamment pour l’export, témoigne Jean-Hubert Fabre. Mais l’AOP, ce n’est pas fait pour expérimenter à grande échelle. Et commercialement, ça a du sens d’avoir autre chose à proposer. Avant, les clients nous demandaient ‘quoi de neuf ?’ et on leur proposait le nouveau millésime… Maintenant, on a des vins qui les étonnent et ça marche. Le fait que ça soit en vin de France, honnêtement, pour eux ce n’est pas du tout un sujet. »
Même son de cloche chez Laurent David (domaine Edmus), à Saint-Emilion, qui réalise 50 % de son chiffre d’affaires avec des vins de France, dont un rosé de saignée. « Ça a énormément plu. Mais je ne veux pas changer les règles, même strictes, de l’appellation. D’autant qu’il y a d’autres solutions : les vins de France, ou pourquoi pas les vins d’Atlantique (IGP). On est dedans ET dehors en même temps, et c’est cool. C’est un formidable terrain d’expérimentation. »
« Chez les cavistes comme auprès des particuliers, il fallait enlever tous les signes de Bordeau-itude »
Dans le Médoc, la moitié des cuvées du domaine « nature » SKJ sont en vins de France. « Au début, ça a été un choix très pragmatique : sur le marché « nature », afficher Bordeaux ou Médoc était rédhibitoire, explique Maxime Julliot. Il fallait enlever tous les signes de Bordeau-itude. Et comme je démarrais, il me fallait des cuvées à rotation courte. » Mais avec le temps et par engagement, le vigneron a mis un point d’honneur à produire des vins AOP. « Au début, faire les deux n’a pas été bien compris… Bon, moi je n’ai jamais compris comment, intellectuellement, on peut se satisfaire de faire la même chose depuis deux, voire quatre générations. »
Tous constatent que la pratique de la cohabitation se répand. Mais pas partout. « Pauillac, Saint-Estèphe, Saint-Julien… C’est sûr que non », observe Jean-Hubert Fabre. Lui-même n’envisage pas non plus de déclasser ses raisins de Margaux. « Les grandes appellations, de toute évidence, ne jugent pas nécessaire de se renouveler, puisque tout va bien », résume-t-il. Laurent David observe toutefois des mouvements de fond : « Cheval Blanc fait un blanc en vin de France, château Palmer a son vin de France. Si même les grands s’y mettent… » « C’est que ça marche », complète, pragmatique, Maxime Julliot.
Quelle valorisation ?
Les vins de France « n’ont pas de prix » associés, assure Valérie Pajotin, et c’est même « un leurs atouts ». Mais chez la plupart des domaines interrogés, les tarifs des vdF restent en-dessous de ceux des AOP. « Mais c’est parce qu’on ne fait pas d’élevage, explique Jean-Hubert Fabre, pas du tout parce que c’est un vdF. Faire du vin de France très bien vendu, c’est tout à fait possible. » Chez Maxime Julliot, les vins d’appellation « restent le haut de la gamme car ils coûtent plus cher à produire. Mais en termes de marketing, ça devrait être l’inverse puisque ce sont des vins plus rares », réfléchit-il, perplexe. « Ah, cette fichue pyramide des prix, soupire Valérie Pajotin. On a encore du travail pour disparaitre des esprits au profit d’une nouvelle réalité : c’est la qualité perçue qui détermine le prix. Il n’y a aucune raison pour que les vdF soient en bas. L’idée que seule l’appellation garantit une valorisation, c’est une vision passéiste. »