Une paix encore incertaine se dessine pour l’Ukraine mais elle a déjà un goût bien amer pour ceux qui depuis bientôt quatre ans résistent à l’agression russe. C’est un moment de vérité pour les Européens alors que son président Volodymyr Zelensky, affaibli politiquement et militairement, subit une pression maximale de l’administration Trump pressée d’arriver à un accord, même injuste. « Pour la première fois depuis le début de la guerre à grande échelle, les Européens sont désormais les seuls à aider la résistance ukrainienne mais seront-ils capables de continuer, voire de se substituer aux Etats-Unis si le soutien américain s’arrêtait totalement ? » s’interroge Elie Tenenbaum, responsable des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (Ifri).

Comme l’Ukraine, la « coalition des volontaires » menée par Paris, Londres et Berlin doit concilier l’impératif de redresser le plan de paix américain largement inspiré par Moscou dans sa version originelle et celui de ne pas perdre les Etats-Unis. « La ligne rouge est qu’une paix ne peut se décider sans l’ensemble des parties intéressées », rappelle Jean-Vincent Holeindre, professeur de science politique à l’université Paris-Panthéon-Assas et directeur du Centre Thucydide.

Face à la menace russe l’Allemagne se prépare à la guerre

Par trois fois déjà depuis que le milliardaire s’est réinstallé dans le bureau ovale, les Européens ont réussi à éviter à l’Ukraine un accord sonnant comme une capitulation. Mais ils sont toujours plus marginalisés par Washington. « Au moment où l’on parle de paix, la Russie continue de tuer et de détruire », a tonné le président français en recevant à l’Elysée son homologue ukrainien le 1er décembre, rappelant ce que doivent être les fondamentaux « d’une paix juste et durable ».

L’enjeu est d’autant plus crucial qu’il va bien au-delà de la seule défense de l’Ukraine et des « robustes garanties de sécurité » à lui apporter : c’est la future architecture de sécurité face à une Russie toujours plus menaçante qui se négocie. L’émissaire de Donald Trump, Steve Witkoff, est reparti en début de semaine pour Moscou, cette fois accompagné par Jared Kushner, le gendre du président.

Les 28 points du plan originel faisaient la part belle à la plupart des revendications russes limitant les capacités de défense de l’Ukraine, appelant à des élections dans les cent jours et exigeant que les Ukrainiens acceptent l’amputation d’une partie de leur territoire, y compris des zones du Donbass non encore conquises par les forces russes. Depuis, il a été en partie amendé dans des négociations avec les Ukrainiens qui se sont tenues à Genève le 23 novembre, puis en Floride, dans le golf de Steve Witkoff.

La machine Maga, quand l’arme de désinformation trumpiste vise l’Europe

Donald Trump multiplie les messages en majuscules sur son réseau Truth Social pour se féliciter des progrès vers un accord. Il en revendique la paternité alors même que le plan a été largement inspiré par le Kremlin, comme l’ont montré des révélations de l’agence Bloomberg concernant la rencontre fin octobre, à Miami, entre Steve Witcoff et Kirill Dmitriev, patron du fonds souverain russe. « Une trahison de l’Ukraine et de la sécurité de l’Europe » a dénoncé Fiona Hill, spécialiste reconnue de la Russie et ancienne conseillère à la sécurité de Donald Trump pendant son premier mandat.

Alors que le secrétaire d’Etat Marco Rubio, républicain à l’ancienne, semble sur la touche, au sein de l’administration Trump, les hommes les plus hostiles au soutien à Kiev ont le vent en poupe. A commencer par le vice-président J. D. Vance, pour qui la solution ne viendra ni de « diplomates incompétents ni de politiciens vivant dans l’imaginaire mais de personnes intelligentes vivant dans la réalité ». A Moscou aussi, Sergueï Lavrov, inoxydable ministre des Affaires étrangères, a été mis à l’écart au profit de Kirill Dmitriev, un homme d’affaires formé aux Etats-Unis, réputé très proche du président russe. Pour lui et les autres, la « pax trumpiana » sera un grand deal pour une fructueuse coopération économique avec une Russie libérée des sanctions.

Vladimir Poutine assure que les grandes lignes du plan américain pourraient servir de base « à un futur accord » tout en récusant les modifications apportées par les Ukrainiens et les Européens. Le maître du Kremlin continue notamment d’exiger une reconnaissance internationale de l’annexion de cinq oblasts (départements) ukrainiens déjà actée dans leur Constitution. Il clame qu’il se refuse à signer le moindre accord avec les autorités « illégitimes » de Kiev, à commencer par leur président, élu en 2019 et dont le mandat était arrivé à expiration l’an dernier. Même si l’économie russe commence à ralentir sous le coup du durcissement des sanctions, Vladimir Poutine ne renonce à rien. Il est d’autant plus intraitable que Volodymyr Zelensky traverse une bien mauvaise passe.

L’homme symbole de la résistance ukrainienne est en effet éclaboussé dans un scandale de corruption avec des détournements évalués à quelque 100 millions de dollars dans le secteur de l’énergie. Une affaire qui implique certains de ses collaborateurs les plus proches et a contraint Andriy Yermak, le tout-puissant chef de l’administration présidentielle, à démissionner le 28 novembre. Incontournable à Kiev, Yermak l’était aussi sur la scène diplomatique pour obtenir le soutien des alliés. En outre, l’armée ukrainienne est à la peine face aux forces russes dans l’est du pays, même si elles n’ont conquis en une année qu’à peine 1 % du territoire ukrainien. Derrière la solidité du front, il y a celle de toute une nation.

Tout dépend maintenant de la détermination de l’administration Trump face à Moscou. Et de la volonté de Vladimir Poutine. « Soit il joue un accord rapide avec Washington favorable aux intérêts russes qui sera imposé à Kiev et aux Européens, soit il mise sur une prolongation de la guerre pariant sur le fait que l’armée ukrainienne s’effondrera avant l’économie russe, en espérant que le président américain se désengage d’un conflit qu’il n’arrive pas à résoudre », analyse l’ex-diplomate Michel Duclos, conseiller spécial de l’Institut Montaigne. Les Européens sont face à leurs responsabilités. Ce pourrait être leur « moment churchillien », celui d’un engagement plus déterminé, y compris avec l’utilisation d’une grande partie des avoirs gelés de la banque centrale russe, quelque 140 milliards d’euros déposés auprès d’Euroclear à Bruxelles, comme à-valoir sur de futures réparations de guerre. Mais en ont-ils la volonté et les moyens ?

« Aujourd’hui, il n’y a qu’une partie des Européens réellement engagés, les Nordiques, les Baltes, les Polonais, les Allemands et les Britanniques, relève Elie Tenenbaum. Avec la politique que mène Emmanuel Macron, la France est très mobilisée mais elle donne de moins en moins pour l’assistance financière à l’Ukraine et les polémiques suscitées par les propos du chef d’etat-major sur les nécessaires sacrifices montrent une faible appétence pour le risque instillant le doute. »

Pour sauver l’Ukraine, l’Europe doit vite passer aux actes

Leur mobilisation est néanmoins indispensable, même en cas d’accord, afin d’être en mesure de fournir les garanties de sécurité à une Ukraine libre, y compris si elle est réduite à 80 % de son territoire. A l’initiative notamment de Paris et Londres, une force de réassurance a été montée avec 16 pays prévoyant que quelque 25 000 hommes soient déployés sur le territoire ukrainien après un cessez-le-feu. Une hypothèse que refuse Moscou. Faut-il passer outre ? Le président ukrainien ne se prive pas de rappeler que son pays « est actuellement le seul bouclier qui sépare la vie confortable des Européens des plans de Vladimir Poutine ».