Sa parole est rare. Philippe Lier, le directeur du Centre spatial guyanais, à Kourou, a cependant et longuement pris la parole pour expliquer, lors d’une conférence de presse le 21 novembre, à quelque 80 journalistes de l’AJT venus de Métropole l’histoire, le rôle et l’avenir du port spatial européen. Mais aussi les défis qu’il doit relever. Retour sur cet événement en questions/réponses.
Mesinfos : Pourquoi le centre spatial a-t-il été implanté à Kourou ?
Philippe Lier : La décision d’implanter le centre spatial en Guyane a été prise en 1964 par le général de Gaulle. Pourquoi la Guyane ? La Guyane offrait énormément d’avantages quant à l’implantation d’une base spatiale, telle que le Centre spatial guyanais. Le premier, c’est d’être près de l’équateur, ce qui est un avantage par rapport au lancement de fusées car elle bénéficie de la vitesse de rotation de la Terre qui aide à propulser les fusées dans l’espace.
Deuxième énorme avantage, le lieu même. Le CSG c’est 650 kilomètres carrés avec un bord de côte à peu près 30 km entre Kourou et les communes de Sinnamary. Donc, toutes nos installations sont implantées le long de ce bord de côte. Les fusées décollent dans toutes les directions possibles, du nord à l’est, et elles vont immédiatement survoler l’océan. Il n’y a quasiment pas de survol de terres et ça, c’est un avantage majeur, notamment en termes de sécurité. En termes diplomatiques aussi puisque nous n’avons pas d’autorisation à demander à des pays qui pourraient en discuter, surtout dans le contexte actuel. C’est extrêmement important. On est libre de tirer dans les directions que l’on veut sans solliciter d’autorisation.
Troisième point très important, la stabilité climatique de la Guyane. Il n’y a pas de phénomène climatique majeur ici tels que des cyclones ou des ouragans comme ça pourrait être le cas aux Antilles. Aussi, la base peut être ouverte 365 jours par an. On bénéficie aussi d’une stabilité sismique. Les infrastructures sont très importantes, donc la stabilité sismique est un point important par rapport aux constructions. La Guyane offre tous ces avantages. Quant à son éloignement, il a été rapidement compensé par la création d’infrastructure de transports, et notamment d’un aéroport et d’un port qui appartient au CNES et nous permet de recevoir les bateaux qui amènent les fusées ou les satellites. Finalement, l’accès n’est pas si compliqué que ça notamment par rapport à des territoires très éloignés même en Europe continentale.
Comment définiriez-vous le CSG ?
Le CSG c’est quoi ? Parce que parfois on a un petit peu de mal à comprendre qui fait quoi. Le CSG, c’est un aéroport spatial. Ce n’est pas ici que sont construits les fusées et les satellites. En revanche, on a toutes les infrastructures pour accueillir les fusées des satellites dans de très bonne conditions. C’est-à-dire que dès qu’ils sont déchargés, on va les prendre en charge dans des environnements propres aux normes européennes ou américaines jusqu’à l’assemblage terminal qui sera réalisé ici.
Ce sont juste des opérations finales de réglage avant d’amener le satellite sur le pas de tir. Un certain nombre d’infrastructures vont suivre ce lancement pour s’ assurer que tout se déroule en sécurité. Il y a aussi le suivi de la trajectoire du lanceur pour s’assurer que le lancement se déroule dans de bonnes conditions.
Combien dure une campagne de lancement ?
Une campagne satellite dure à peu près un mois. En clair, il se passe à peu près un mois entre l’arrivée des satellites du lanceur et puis le lancement proprement dit. Seules les opérations terminales sont réalisées ici.
Que représente le CSG en termes d’emploi ?
Le CSG, c’est entre 1 500 et 1600 permanents sur la base. Avec les effets induis, c’est à peu près 4 500 emplois salariés. Donc c’est un acteur important de l’économie guyanaise : 15 % du PIB.
Quels sont les grandes orientations du CSG pour les prochaines années ?
On est vraiment en train de s’orienter vers un modèle vraiment aéroportuaire avec de nombreuses compagnies, celles qu’on appelle des opérateurs de lancement. Ce sont les équivalents des compagnies aériennes. On avait déjà Arianeespace, on a aussi l’italienne Avio ou d’autres opérateurs de lancement privé qui viennent avec des modèles de business vraiment privés. C’est-à-dire des investisseurs privés qui viennent profiter de la logistique et des installations du CSG moyennant finances.
On a aussi un opérateur espagnol, PLD Space, les allemands Isar et RFA, le britannique Orbex et le français MaïaSpace. Nous, on s’assure de les installer au mieux dans nos différents bâtiments et puis pour qu’il puisse progressivement s’installer là et puis faire leur business dans les conditions du CSG au moyen des redevances. Il y a aussi des opérateurs institutionnels dont surtout l’Agence spatiale européenne qui opère sur deux lanceurs : Vega et Ariane 6. Cette dernière va réaliser son cinquième vol dans moins d’un mois. Un lanceur lourd peut amener jusqu’à 10 ou 15 tonnes en orbite. Un lanceur plus léger peut amener deux tonnes en orbite. En jouant sur ces deux lanceurs, on arrive à répondre à toute une gamme de demandes. On a des lancements prévus dans les mois qui viennent.
Quels lancements ?
On va lancer un satellite coréen d’observation de la Terre la semaine prochaine avec Vega (le 1er décembree, NDLR) . En mi-décembre, on sera des satellites de la constellation de navigation Galileo pour l’Union européenne et en février on lancera des satellites pour la constellation (rebaptisé Amazon Leo, ndlr). Notre activité augmente le nom de façon significative. Notre feuille de route c’est d’aller jusqu’à une trentaine de lancements par an en 2030.
© D.R.- La salle Jupiter au Centre spatial guyanais.
Le but du CSG, c’est d’avoir une souveraineté européenne spatiale quitte à perdre de l’argent. Est-ce vraiment le cas ?
Oui, on peut dire que on perd de l’argent au sens où c’est vraiment un instrument de souveraineté européen. Aujourd’hui, notre business n’est pas entièrement rentable mais il n’y a aucune réticence des États français (un tiers des fonds accordés) et européens membres de l’Agence spatiale européenne (deux tiers) à nous soutenir. Au contraire. Tous se disent que c’est une infrastructure complètement stratégique qui garantit justement à la France et à l’Europe l’autonomie d’accès à l’espace.
Les capacités spatiales sont déterminantes dans votre vie de courante, dans tout un tas d’applications. Elles sont déterminantes aussi en termes de souveraineté. Elles sont déterminantes en termes de défense. Mais le point faible de tout ça, c’est votre capacité d’accès parce que si vous voulez être souverain dans l’espace, vous devez être autonome. Et c’est bien là raison d’être du CSG, notamment à l’échelle européenne.
Aujourd’hui, l’avenir du CSG est plutôt extrêmement préservée. On a plutôt un problème de croissance que de décroissance. En parallèle, nous travaillons à nous doter d’un lanceur réutilisable pour succéder à Ariane VI, ce qui va nécessiter d’énormes investissements financiers. Emmanuel Macron a d’ailleurs annoncé une rallonge de 4 milliards 100 millions d’euros pour développer les lanceurs réutilisables.
Quels sont aujourd’hui les principaux défis que doit relever l’Agence spatiale européenne pour maintenir sa compétitivité ?
Le marché de lanceur lourd est ultra dominé par Ariane 6. Il est alimenté par le ministère de la défense américain, pour moitié, et par les institutionnels européens. Il y aussi SpaceX. Personne, absolument personne dans le monde n’a envie d’un monopole absolu de SpaceX sur l’espace qui déploie sa propre constellation Starlink de télécommunications. Et le lancement n’est qu’une étape. L’abonnement à la constellation est le plus important. Et du coup, l’alternative européenne, qu’elle soit avec Ariane 6 ou Vega a du sens.
Outre les Européens, on arrive même à attraper des Américains comme Amazon qui évite ainsi la dépendance à SpaceX. Leurs satellites sont arrivés cette semaine. D’autant que le virage qui est en train d’être pris, c’est que plutôt d’avoir un satellite lourd qui vous suit en permanence en orbite haute, on privilégie désormais des constellations en orbite basse. Vous avez 10 000 satellites qui tournent autour de la Terre, qui se passent le relais en permanence et auxquels vous pouvez accéder avec votre portable.
© D.R.- Une fusée Ariane 5 accueille les visiteurs à l’entrée du Centre spatial guyanais.
N’y a-t-il pas un risque de saturation de l’espace ?
Effectivement, la question se pose. Est-ce que l’espace pourra accepter autant de constellations dans le paysage? C’est une vraie question. Il y a une préoccupation concernant la saturation de l’espace en orbite basse. Du coup, un certain nombre de règles d’utilisation de l’espace a été mis en place même si elles ne sont pas internationales. Je vois cependant qu’un virage a quand même été. C’est-à-dire que même les opérateurs les plus privés se disent que si ça continuait comme ça, ça ne va pas le faire. Ainsi, on ne laisse pas des satellites qui ne fonctionnent plus en orbite parce que, sinon, il y aurait un effet d’accumulation. Aujourd’hui, la loi française impose que les satellites en fin de vie puissent être désintégrés dans un délai de 25 ans. La durée de vie d’un satellite typique sur une constellation est de cinq ans. Il est donc important d’avoir un mécanisme de façon préventive pour le supprimer.
Comment cela ?
On ajoute une petite fusée sur le satellite. Un petit booster qui fait qu’ on va lui commander une opération rentrée. Il se désintégrera alors dans l’atmosphère. Les anciens satellites n’avaient pas ce type de dispositif. Ces satellites sont en orbite depuis 20 ou 30 ans et vont y rester encore 100 ans.
Y a-t-il une guerre de l’espace ?
Globalement il y a une sorte d’éthique. Mais il faut être réaliste. Ceux qui ont envie d’aller dans l’espace pour des objectifs néfastes on, généralement, les capacités d’y aller eux-mêmes. Je ne citerai personne mais je ne suis pas sûr que des satellites néfastes ne soient pas progressivement mis en orbite. C’est encore un petit peu tabou mais l’on ne peut exclure l’utilisation de satellites pour mener une action militaire agressive vers la Terre.