Occidentalistes contre slavophiles
La célébration récurrente de la bataille de Poltava (en 1709) dit bien quelque chose de la façon dont le pouvoir conçoit la Russie. Cette « victoire russe [contre la Suède], explique le diplomate, a marqué l’entrée de la Russie de Pierre Ier comme puissance européenne. C’est en ce sens que c’est très, très intéressant. Pierre Ier voulait faire en sorte que la Russie soit tournée vers l’Europe. »
Or, la question de savoir si la Russie fait ou non partie de l’Occident traverse l’histoire du pays. Son territoire, rappelons-le, n’a pas de frontière naturelle avec l’Europe. « Il y a un débat récurrent sur ce qu’est la Russie entre les Occidentalistes et les slavophiles qui jalonne toute l’histoire russe. » Ces débats ne sont pas sans conséquences. S’y greffe en effet un discours selon lequel l’Occident veut la perte de la Russie. Discours qui « structure les esprits du pouvoir », estime Pierre Lévy. Il était d’ailleurs entretenu par les dirigeants de l’Urss.
Parmi les défenseurs de l’identité eurasiatique de la Russie, Vladislav Sourkov développait l’idée du « caractère particulier de la Russie, rapporte Pierre Lévy, une espèce de métis entre l’Occident et l’Orient, irréductible à l’Occident et donc insupportable pour nous. » Sergueï Karaganov, « grand chantre de l’eurasiatisme », selon l’ancien ambassadeur, défendait « l’idée que cette guerre [contre l’Ukraine] doit purifier la Russie pour revenir à son essence même et la débarrasser de ses scories occidentales ».
Il faut bien se rendre compte que ce conflit va au-delà de l’Ukraine
Un discours « très construit » vis-à-vis de l’Ukraine
Il y a au sujet de l’Ukraine notamment « tout un corpus conceptuel ». Qu’il s’agisse de « dénazifier » le pays ou de parler de Volodymyr Zelensky comme d’un « juif nazi »… Aussi absurde soit-il, ce discours alimente un « édifice mental, psychologique » que Pierre Lévy décrit comme « très, très construit ». Et qui repose donc assez largement sur une logique d’inversion victimaire.
« Le pouvoir considère qu’il est attaqué et qu’il doit répondre. » Au matin de l’invasion de l’Ukraine, Vladimir Poutine « a fait un très long discours très violent, très agressif, se souvient l’ancien ambassadeur, dans lequel il invoque l’article 51 de la charte des Nations unies qui autorise le recours à la force en cas de légitime défense ».
Toutefois, « il faut bien se rendre compte que ce conflit va au-delà de l’Ukraine », explique Pierre Lévy. Pour expliquer les intentions de Poutine, il reprend l’image des poupées russes qui s’emboîtent. La plus petite poupée, c’est « la lutte contre l’Ukraine pour la soumettre et mettre fin à sa souveraineté ». La poupée de taille moyenne représente le combat « contre l’Europe, les États-Unis, l’Otan ».
Et la troisième, la plus grande poupée, c’est « la lutte pour un nouvel ordre du monde, un ordre multipolaire, un ordre désoccidentalisé, un ordre organisé selon des sphères d’influence. Ça va bien au-delà de la conquête du Donbass, c’est un projet contre l’Occident pour réinstaller la Russie dans sa puissance. » Pierre Lévy rapporte ces formules que Poutine emploie régulièrement : « la Russie n’a pas de frontière » ou bien « la Russie est a-civilisation. C’est-à-dire qu’on dépasse la notion de frontière, la Russie incarne autre chose, une civilisation en propre. »