Le projet de décret Rivage, pour « Rationalisation des Instances en Voie d’Appel pour en Garantir l’Efficience », vise à retirer toute possibilité d’appel d’une décision de Justice quand le contentieux s’élève à moins de 10 000 €, voire les supprimer quel que soit le montant en jeu dans le cadre des affaires familiales ! Inadmissible restriction d’accès à la Justice aux yeux des avocats : le Barreau de Saint-Etienne les appelle à manifester ce jeudi 4 décembre à 12 h devant la Maison des avocats.  

Le tribunal judiciaire de Saint-Etienne. ©JT/ If Saint-Etienne.

La logique se veut d’une efficacité chirurgicale. Et en effet, elle fait penser à celle du numerus clausus avec les médecins : trop de dépenses de santé ? Réduisons le nombre de médecins. On connaît le résultat de cette idée de génie, cinq décennies plus tard, sur la capacité d’accès des Français à la santé… Dans le cas de la Justice, depuis cette année 2025, partant d’un constat qui met tout le monde d’accord – des tribunaux débordés, engorgés trop lent à rendre leurs décisions aux justiciables -, le projet de décret du ministère de la Justice vise à réduire la possibilité à faire appel de la première décision pour soulager, les Cours d’appel…

A l’échelle du pays, l’objectif est de réduire le volume des affaires allant en appel de 7 %, soit 12 000 de moins environ. Soulignons qu’en France, pour ce qui est des verdicts juridictions commerciales, 12 % des affaires de première instance vont en appel. Cela monte à 60 % pour les conseils de prud’hommes. Des chiffres à peu près similaires pour ce qui est du ressort de Saint-Etienne, nous indique son Barreau. Or, si le décret Rivage, pour « Rationalisation des Instances en Voie d’Appel pour en Garantir l’Efficience », était adopté (il ne s’agit pas d’un cheminement législatif), les appels ne seraient plus possibles dans toute une partie du contentieux civil : c’est-à-dire les litiges inférieurs à 10 000 €, au lieu de 5 000 € actuellement alors que selon le Barreau de Saint-Etienne, ce « seuil » (appelé en Justice « taux de dernier ressort ») de 5 000 € étant déjà quasiment le plus élevé d’Europe…

Une réforme qualifiée de « brutale »

« Le 23 octobre, la Direction des affaires civiles et du sceau (DACS) a transmis le projet de décret « Rivage », ouvrant la voie à une réforme brutale. Le 30 octobre, le ministre promettait qu’aucune disposition majeure ne serait prise sans concertation. Or la note de cadrage du 17 novembre élargit encore l’attaque, ajoutant de nouveaux filtres, de nouvelles limitations du droit d’appel », contextualise François Paquet-Cauët, bâtonnier de Saint-Etienne dans son appel aux avocats membres de l’Ordre à venir manifester leur désaccord demain, devant leur Maison, rue de la Résistance à 12 h. Cette aggravation ? La suppression de toute possibilité d’appel sur les montants en jeu dans le cadre des affaires familiales.

La vraie problématique, ce n’est pas la capacité des citoyens à accéder à la Justice mais les moyens que l’on y met.

François Paquet-Cauët, bâtonnier de Saint-Etienne

« Ce qui inclut donc, par exemple, les litiges autour de pensions alimentaires de quelques centaines d’euros, précise à If François Paquet-Cauët. L’idée est de concentrer l’effort sur les sommes les plus importances. Mais l’importance d’une somme, son enjeu, est proportionnelle aux ressources d’un justiciable. Pour certains, quelques centaines, c’est déjà, très, très important. Alors plusieurs milliers d’euros ! Le projet va d’ailleurs plus loin : il veut laisser la possibilité du président de la chambre à laquelle l’affaire a été distribuée de déclarer l’appel manifestement irrecevable quand le montant du litige va de 10 000 à juste en dessous de 40 000 €. »

Le manque d’effectifs toujours encore

Outre la subjectivité, la sensibilité forcément différentes d’un président à l’autre (donc une uniformité vis-à-vis du rapport du citoyen à la loi altérée à l’échelle du pays) auxquelles il faudra fatalement faire appel – dans une démocratie, les juges disent la loi mais ne la font pas -, il y a risque de céder à la pression basée sur le chiffre telle que l’évaluation de la performance d’une chambre par le ministère l’exige : ne pas être le « mauvais élève » peut pousser à rendre irrévocables plus de dossiers. Il faut ajouter au tableau les conséquences possibles sur des stratégies de défense… « La vraie problématique, ce n’est pas la capacité à accéder à la Justice mais les moyens que l’on y met, insiste François Paquet-Cauët. Malgré des efforts depuis quelques années (48 % de budget supplémentaire depuis 2017, et un nombre de juges augmenter de 16 %), on partait d’un budget tellement désastreux, que le problème des moyens reste entier et en termes d’effectifs, la France a encore deux fois moins de juges que la moyenne des autres pays du Conseil de l’Europe ! »

L’amélioration de la situation, côté Ressources humaines, constatée par exemple il y a peu au Tribunal Judiciaire de Saint-Etienne concerne le fait d’avoir des postes pourvus. Pas une augmentation substantielle et suffisante des effectifs nécessaires. L’Union syndicale des magistrats (USM) s’oppose d’ailleurs lui aussi au projet de décret dans lequel se décèle, pour couronner le tout, selon les avocats des alourdissements des charges procédurales dans les appels, « visant à ce que nous nous trompions pour rendre plus facilement irrecevable la demande ». Bref, « ces mesures constituent une atteinte directe au droit au juge, une réduction massive du champ de l’appel, et une transformation radicale de notre procédure civile sans débat démocratique », conclut le Barreau de Saint-Etienne dans son appel. La « concertation » est censée durer jusqu’au 18 décembre.

Le contenu du projet de décret Rivage

Augmentation du taux de dernier ressort à 10 000 € :

            ✓ au TJ (droit commun et compétence exclusive)

            ✓ au JCP (compétence exclusive)

            ✓ au Tribunal de commerce

            ✓ au Conseil de Prud’hommes

           ✓ au Tribunal paritaire des Baux ruraux

Augmentation à 10 000 € du seuil de l’article 750-1 du CPC (tentative amiable préalable obligatoire)

Création de 3 articles dans le COJ prévoyant que sont rendues en dernier ressort les décisions :

           ✓ du JEX (liquidation d’astreinte inférieure à 10 000 €, délais de paiement, demandes ayant pour origine un titre donnant force exécutoire à une obligation d’une valeur qui n’est pas supérieure à 10 000 €)

            ✓ du JAF (décisions portant exclusivement sur la fixation de l’obligation alimentaire, de la contribution aux charges du mariage ou du pacte civil de solidarité ou de la contribution à l’entretien et à l’éducation des enfants sont rendues en dernier ressort)

            ✓ du Juge des loyers commerciaux (instance portant sur un local commercial dont le montant du loyer annuel, en vigueur ou dont la fixation est sollicitée par l’une des parties, n’excède pas 15.000 euros)

Création d’un article dans le CPC prévoyant que sont rendues en dernier ressort les décisions :

            ✓ du Président d’une juridiction de première instance (ordonnance de taxe rendue sur une demande dont le montant est inférieur ou égal à 10 000 euros)

Concernant le filtrage des appels, le projet prévoit :

           ✓ article 901 – 5° et 7° du CPC : que la déclaration d’appel doit contenir la date de la notification attaquée et être accompagnée d’une copie de la notification

            ✓ article 905 du CPC : que le président de la chambre à laquelle l’affaire a été distribuée peut d’office, avant même son orientation, par ordonnance motivée susceptible de pourvoi en cassation, déclarer l’appel manifestement irrecevable (absence de qualité de partie en première instance de l’appelant, décision rendue en dernier ressort, absence d’intérêt à interjeter appel si demandes satisfaites, expiration du délai d’appel).

           ✓ Article 916 du CPC : ajout de l’impossibilité de former un autre appel principal contre le même jugement et à l’égard de la même partie lorsque l’appel a été déclaré irrecevable sur le fondement de l’article 905