Sols intouchés
En soi, ce livre est un bel objet. On y trouve une carte dépliante des piliers escaladés, par Tesson dessinée et complétée : d’un côté, l’Europe, de l’autre, le reste du monde. Ce n’est pas tout. La jaquette comprend trois photographies, une panoramique du Moaï de Tasmanie, et deux sur les revers (Totem Pole en Tasmanie, toujours, et North Gaulton Castle en Écosse). Cerise sur le pilier, un humain bras en l’air. On l’entendrait presque : « Yes, I did it ».
Première phrase sous sa plume : « Quand on se prétend aventurier, il est vexant de vivre au XXIe siècle. » À ses yeux, plus un seul espace ne serait vierge. Il se demande aussi s’il reste encore un être humain sur la Terre qui ne connaisse pas la Grande-Motte.
Sylvain Tesson (Paris, 1972), qui a plus d’une idée dans son sac de voyage, a pourtant encore réussi à dégoter des sols intouchés. Ce sont les sommets des stacks. Ils ne sont parfois pas plus grands qu’une table de chevet, mais cela peut aller jusqu’à la surface d’une chambre de bonne. Ce qui reste petit. Certains ont des allures de royaume. À l’assaut des stacks, il s’est donc lancé. En compagnie de son grand ami Daniel du Lac, guide de haute montagne qui sera le premier de cordée. C’était avec lui déjà qu’il avait entrepris la traversée des Alpes à ski (Blanc, Gallimard, 2022). Une lecture dont on garde un excellent souvenir. Il y eut ensuite Avec les fées (2024) où Sylvain Tesson alla capter le surgissement du merveilleux le long du littoral celtique. Pour les profanes du monde marin, sa lecture pouvait se révéler ardue. Quant à ses jeux de mots peu inspirés, on les avait trouvés encombrants.
« Blanc » de Sylvain TessonFoisonnant
Même réserve pour Les piliers de la mer. Les inexpérimentés de l’escalade pourront éprouver quelque difficulté à suivre l’auteur. Par ailleurs, son récit de voyage, foisonnant, possède un côté décousu. Un même chapitre recèle de considérations en tout genre où il est autant question d’amis qu’il retrouve que des difficultés à rallier le stack (à la nage ou en kayak). Il reste prompt à placer nombre de citations d’auteurs célèbres ou moins connus. Parfois tirées par les cheveux, mais souvent à bon escient. Alors, on boit comme du petit-lait son érudition : « L’homme brûle de faire ce qu’il redoute », où le fin lettré voit la définition de l’aventure, peut-être aussi celle de l’amour, et renvoie, pour connaître son auteur, en note de bas de page : « les jeunes lecteurs épris de Jankélévitch auront reconnu une phrase célèbre de L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux . » On goûte toujours autant à son humour (« Quand on tombe d’un stack, au moins la stèle est-elle déjà dressée ») et à la langue française qu’il maîtrise magnifiquement depuis ses débuts.
« Avec les fées » de Sylvain Tesson
Serait-ce de l’accoutumance ? Sylvain Tesson semble s’installer avec un peu trop d’aisance dans une sorte de grandiloquence. Il continue, plutôt deux fois qu’une, de fustiger le monde moderne : « Les corsaires du siècle technologique ne peuvent respirer que dans ces confins où les législations publiques sont approximatives ». Et de donner son avis sur tout. C’est sans doute aussi ce qui plaît à ses aficionados. Il se dit qu’en premier tirage son livre a été imprimé à 150 000 exemplaires.
⇒ Les piliers de la mer Récit De Sylvain Tesson, Albin Michel, 213 pp., 21,90 €, numérique 13 €
EXTRAIT
« Un stack, c’est une personnalité de la roche refusant la suprématie de la mer. »