Qui s’amuse le week-end à planter illégalement des croix chrétiennes géantes sur les pitons rocheux des environs de Nice ?
Érigée à bout de bras samedi 1er novembre sur le baou de Saint-Jeannet, après une procession dans les rues du village largement mise en scène sur les réseaux sociaux, la grande croix a depuis été mystérieusement enlevée, réinstallée, puis sciée, mystérieusement encore.
Si les contempteurs de la croix ne se sont pas fait connaître – si tant est qu’ils existent vraiment et que tout cela ne soit pas une insidieuse opération de communication –, les prosélytes, eux, ont créé pour l’occasion une page Instagram baptisée « Ainsi_soit_il06 ».
Assumant ainsi pleinement cette érection soudaine à travers la publication de plusieurs photos et vidéos, où les protagonistes de ce forfait apparaissent à visage découvert.
Une cagnotte leetchi a même été créée le 18 novembre à la suite de la disparition des deux premières croix, cagnotte qui a collecté 2.876 euros, avec un objectif affiché : renouveler l’opération.
Petit contretemps, tout de même. Dans le dernier message paru sur Instagram en date du 26 novembre, Ainsi_soit_il06 indiquait : « On nous empêche aujourd’hui de retourner à Saint-Jeannet. Des démarches ont été engagées suite à notre action et l’un des nôtres a été auditionné en gendarmerie. Mais qu’on soit clair : la pression ne nous arrêtera pas. Notre détermination est intacte. Une nouvelle mise en place de croix est en préparation. Ce n’est qu’un début. »
Plainte déposée par la mairie
Rappelons que la pose de la croix était illégale, puisque la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État interdit « d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit ».
La commune de Saint-Jeannet a d’ailleurs déposé une plainte pour occupation illégale du domaine public « conformément à la loi, en concertation avec la préfecture », précise la maire Julie Charles, qui a également indiqué à la justice avoir reçu des menaces.
« J’espère que cette histoire va se régler dans la sérénité », souffle-t-elle. Si une personne a bien été auditionnée par les gendarmes, selon nos sources, le parquet de Grasse n’a toutefois pas répondu à nos sollicitations.
Une marque de vêtements chrétienne
Un autre compte Instagram, Archange_140, a partagé des photos et vidéos de ces processions clandestines.
Dans un cliché, les participants arborent fièrement différents drapeaux.
D’abord, à gauche (photo), un étendard blanc, une croix rouge et le Christ, avec les inscriptions en lettre gothiques « Deus Vult » et « Archange », le tout faisant penser à un bouclier de templier.
Un logo qui sigle également les pulls noirs de la plupart des participants : logique, car il s’agit en fait d’une marque niçoise de vêtements chrétiens, Archange_140, qui s’achètent sur Instagram.
« Plus qu’un style, un engagement. Bénéfices reversés à l’église », peut-on lire sur sa page.
La marque tenait un stand au festival controversé «1.000 raisons de croire», proche de la sphère Bolloré, qui s’est tenu début octobre à Nice.
Elle partageait également cet été un stand au marché nocturne de Vence, ainsi qu’aux fêtes royales de Villeneuve-Loubet, avec une autre marque de fringue niçoise, Souleu & Baieta, connue pour ses imprimés pissaladière, pan-bagnat et autres ‘‘boulegue palhassou’’. Lesquels juraient quelque peu à côté des t-shirts aux grandes croix siglés « Seul dieu peut me juger »…
L’imagerie des croisades
« Deus Vult », Dieu le veut en latin, renvoi directement à la première croisade partie de Clermont-Ferrand en 1095, à l’appel du pape Urbain II, tristement célèbre pour ses massacres de juifs et de musulmans.
Lancé par Pierre d’Amiens, un moine prédicateur de l’époque, l’expression est devenue un cri de ralliement des croisés.
Et plus récemment, elle a fait florès dans les groupes d’ultra-droite et chez les suprémacistes blancs aux États-Unis. Pete Hegseth, actuel secrétaire à la Défense de Trump, s’est d’ailleurs fait tatouer ‘‘Deus vult’’ sur son biceps, juste au-dessus du mot koufar (mécréant) en graphie arabe, le tout accompagné d’une croix de Jérusalem sur le torse…
Quant à l’inscription « Archange », dans l’imaginaire chrétien d’extrême droite, elle renvoie à l’archange Saint-Michel, chef des armées célestes combattant le Dragon, figure du guerrier défenseur de la civilisation occidentale et chrétienne.
Les chrétiens contre les musulmans, le mantra d’une certaine extrême droite actuelle qui ravive à dessein l’imagerie des croisades sur le net en rêvant de plus en plus ouvertement de guerre de religions…
Deuxième drapeau : l’étendard de Saint Louis – Louis IX, seul roi de France canonisé – qui a mené deux croisades, et a trouvé la mort lors de la huitième à Carthage, près de Tunis en 1270.
Avec ses fleurs de lys, c’est un symbole tout à la fois royaliste, nationaliste, catholique, et antirépublicain, saupoudré d’un zest de croisade… qui jure quelque peu à côté du drapeau tricolore, le quatrième de la photo, par essence républicain.
Des supporters niçois de la Populaire Sud
Le troisième drapeau représente la Populaire Sud, le groupe de supporter ultra du club de foot de l’OGC Nice. 85 pour l’année de fondation de la Brigade Sud Nice (BSN), dissoute en 2010, dont la Populaire Sud est aujourd’hui l’héritière directe.
D’ailleurs, selon un fin connaisseur de l’écosystème politique local d’extrême droite, qui préfère garder l’anonymat, tout ce beau monde réuni au pied de la croix serait issu du milieu ultra de l’OGC Nice, et non d’Aquila Popularis, un autre groupuscule d’ultra-droite qui fait de plus en plus parler de lui.
Lequel n’a en revanche pas hésité à soutenir sur ses réseaux sociaux l’élévation de cette croix.
« Bravo aux Niçois qui ont posé la croix au Baou de Saint-Jeannet. Nos racines ne se cachent pas, elles se défendent », disaient-ils sur leur compte X le 5 novembre.