Vu ce qui est ressorti de la rencontre entre l’émissaire américain Steve Witkoff et Vladimir Poutine, peut-on dire que l’on est encore loin d’un accord de paix pour l’Ukraine ?

Oui. Très peu d’informations ont fuité sur ce qui a vraiment été abordé, mais les déclarations des Américains et des Russes ne donnent pas lieu à penser que des avancées importantes ont été enregistrées. Ce n’est pas étonnant vu que Vladimir Poutine ne veut absolument pas trouver de compromis et ne l’a jamais voulu.

Pourtant, l’accord proposé par Donald Trump est beaucoup plus avantageux pour Vladimir Poutine que pour Volodymyr Zelensky. Que peut encore demander le Kremlin ?

Les Russes désirent obtenir le maximum. Mais oui, si l’on regarde les 28 points d’origine, l’accord initial proposé par Trump est sans aucun doute un document pro-russe. Selon toute une série de sources, il a même été co-écrit, voire écrit par les Russes ! Mais, heureusement, les Européens ont réagi pour une fois rapidement avec les Ukrainiens pour dire qu’il était hors de question de valider cette base de travail. Ils ont alors trouvé un compromis beaucoup plus acceptable pour l’Europe et l’Ukraine. Mais les Russes veulent les 28 points et ne veulent pas discuter.

Russian President Vladimir Putin, third right, Russian Presidential foreign policy adviser Yuri Ushakov, fourth right, and Russian Direct Investment Fund CEO Special Presidential Representative for Investment and Economic Cooperation with Foreign Countries Kirill Dmitriev, right, attend talks with U.S. special envoy Steve Witkoff, second left, and Jared Kushner, U.S. President Donald Trump's son-in-law, third, at the Senate Palace of the Kremlin in Moscow, Russia, Tuesday, Dec. 2, 2025. (Alexander Kazakov, Sputnik, Kremlin Pool Photo via AP)La délégation américaine, dont faisait partie Steve Witkoff, a rencontré Vladimir Poutine à Moscou, ce mercredi 3 décembre. ©Sputnik

Comment interpréter cette posture très ferme des Russes ? Ont-ils un agenda caché ?

Dans une négociation, sans compromis, on patine. Or, Kiev négocie et fait des concessions pour la paix, même si certaines décisions restent problématiques, comme la perte de territoires ou les très vagues garanties de sécurité américaines. Mais la Russie ne fait aucun effort. Au contraire. En réalité, le Kremlin essaie actuellement de gagner du temps pour continuer à avancer sur le terrain.

Les Américains ouvrent également la porte à un retour de la Russie sur la scène diplomatique. N’est-ce pas une aubaine pour le Kremlin ?

La volonté des Américains est de se rapprocher des Russes pour les éloigner de la Chine. D’un point de vue géopolitique, c’est tout à fait normal. Ce qui l’est moins, c’est la manière dont les Américains s’y prennent en se pliant en quatre pour Moscou: ils donnent presque tout aux Russes et les défendent.

Outre cette tentative d’éloigner la Russie de la Chine, n’y a-t-il pas également une proximité idéologique entre l’administration Trump et le Kremlin ?

Oui, pas mal de responsables au sein de l’administration Trump sont pro-russes, comme le vice-président J.D. Vance, parce qu’ils partagent une même idéologie conservatrice. Mais, heureusement, d’autres – comme le secrétaire d’Etat Marco Rubio – veillent à ce que les intérêts ukrainiens soient défendus. Mais ce qui m’inquiète, c’est qu’il n’est pas toujours là, comme lors de la rencontre entre Steve Witkoff et Vladimir Poutine, cette semaine. Ils font davantage appel à Rubio pour discuter avec les Ukrainiens. Or, je n’ai aucune confiance dans l’art de négociation de Witkoff. Ses déclarations après les échanges de ces 9 derniers mois avec les Russes ne correspondaient pas du tout à la réalité. On a souvent des versions pro-russes quand Witkoff est seul aux commandes.

Peut-on craindre que l’Ukraine et l’Europe n’aient plus du tout leur mot à dire dans ces négociations ?

Non. Les Européens et Ukrainiens sont indispensables pour un potentiel accord de paix. Si les Américains et Russes concluent un accord au détriment de l’Ukraine, cela ne résoudrait rien sur le terrain. D’autant que les Européens réagiraient avec une politique très agressive. Nous avons imposé 19 paquets de sanctions qui ne seront levées que lorsqu’un véritable accord de paix sera signé.

Poutine fait constamment patienter ses interlocuteurs étrangers. On l’a vu encore avec Steve Witkoff, qu’il a reçu avec deux heures de retard. Quelle est la stratégie du président russe derrière ces longues attentes ?

C’est un jeu diplomatique. Il aime faire attendre. Il croit que ça va énerver ses interlocuteurs, qui seront fatigués au moment des négociations, tandis que lui sera en forme. Mais il a usé de ce subterfuge tellement de fois que les diplomates s’y attendent.

Juste avant la rencontre de ce mardi, Poutine a durci le ton face à l’Europe et s’est dit « prêt à la guerre dès maintenant ». N’a-t-il aucun respect, aucune crainte vis-à-vis du Vieux Continent ?

C’est de la pure rhétorique. Aujourd’hui, les capacités russes sont assez limitées, que ce soit la puissance terrestre, maritime ou aérienne. A court terme, la Russie n’est pas en mesure d’envahir l’Europe de manière conventionnelle. Du côté européen, la réaction est quand même très lente pour se constituer une véritable défense. Or, nous devons nous préparer à dissuader les Russes d’intervenir. Et cela n’est possible que si nous nous dotons d’une puissance militaire crédible. A plus long terme, c’est-à-dire dans les cinq à dix ans, la situation peut devenir très problématique parce que les Russes sont entrés en économie de guerre, donc ils produisent énormément de matériel militaire. Nous devrons alors veiller particulièrement aux Etats baltes, sur lesquels planent des menaces sérieuses. Il faut anticiper une attaque de Poutine en réglant notamment les questions logistiques et en identifiant comment on fait parvenir le matériel vers le front Est. Les routes, les ponts, les chemins de fer doivent être prêts. Or, il subsiste des points faibles à ce niveau.

Donald Trump n’est-il pas également responsable de cette montée de l’hostilité des Russes, vu ses prises de position au sujet des Européens ?

En raison de sa rhétorique et de ses prises de position, Trump a complètement affaibli la position transatlantique, européenne et ukrainienne par rapport à la Russie. C’est d’autant plus problématique que nous avons besoin de l’aide militaire américaine. Il est évident que les Russes, qui sont quand même de fins diplomates, se servent de toutes les divisions possibles et imaginables. Et puis, ils ne sont pas stupides, ils voient qu’au sein même de l’Union européenne, il existe une extrême droite assez pro-russe…

(FILES) US President Donald Trump greets Russian President Vladimir Putin on the tarmac after they arrived at Joint Base Elmendorf-Richardson in Anchorage, Alaska, on August 15, 2025. (Photo by ANDREW CABALLERO-REYNOLDS / AFP)Vladimir Poutine et Donald Trump lors du très attendu sommet en Alaska. ©AFP or licensors

Emmanuel Macron a expliqué que l’Europe était « très vigilante » par rapport aux problèmes de corruption en Ukraine. Ces scandales affaiblissent-ils la position de Zelensky à un moment pourtant crucial ?

Clairement ! On sait depuis longtemps que l’Ukraine est un pays extrêmement corrompu. Mais que, trois ans après le début de la guerre, des scandales aussi importants, qui touchent le centre même du pouvoir, continuent à se produire, cela conforte les adversaires de l’Ukraine. Zelensky est donc affaibli en politique intérieure, ce qui n’est pas un bon signe. Mais il l’est aussi sur la scène internationale, car de tels scandales vont augmenter les réticences à envoyer de l’aide à l’Ukraine si elle est détournée par des personnalités corrompues.

Au début de la guerre, Zelensky était très populaire. Ce n’est plus le cas maintenant ?

Il est moins populaire parce que la guerre dure. Des gens qui le soutenaient il y a 3-4 ans se disent maintenant qu’il en fait trop ou qu’il ne fait pas assez bien les choses. Une compétition s’installe aussi au sein même des élites politiques ukrainiennes. Et les scandales de corruption vont encore renforcer ces divisions. Or, s’il y a bien une chose que doit éviter un pays en guerre, ce sont des divisions internes. Cela peut donner l’opportunité à l’adversaire de commencer à négocier avec d’autres élites qui sont aujourd’hui en froid avec Zelensky. Les Russes ont d’ailleurs déjà essayé de le faire, surtout qu’ils veulent à tout prix que le président ukrainien parte. Dans les 28 demandes russes pour un accord de paix, figurait la tenue d’élections libres après 100 jours. Durant cette période, les Russes feraient tout pour faire de la désinformation et essayer de promouvoir un candidat beaucoup plus pro-russe.

Dans le délicat dossier des avoirs russes gelés, Ursula von der Leyen se montre très insistante malgré la réticence de la Belgique. Pourtant, les justifications et inquiétudes de notre Premier ministre semblent légitimes…

Bart De Wever et Maxime Prévot ont raison de dire que l’Europe ne nous donne pas suffisamment de garanties. Dans les plans de paix, rien n’indique que la Russie va payer des dommages de guerre à l’Ukraine. La Belgique est donc poussée à accepter cette décision mais sans avoir la certitude que les autres Etats membres seront solidaires si la Russie se retournait contre elle. La Belgique serait donc contrainte de rembourser seule les 140 milliards. Et puis, d’un point de vue de politique intérieure, accepter cet accord serait un suicide.

L’image de la Belgique va-t-elle être écornée au niveau européen après cet épisode ?

La critique à l’égard de la Belgique est facile, surtout quand elle vient de personnes qui ne connaissent pas le dossier. Etant un défenseur d’une politique étrangère belge un peu plus dure et plus forte, je crois que, au contraire, la Belgique doit imposer sa propre vision de ses intérêts et de sa politique étrangère, tout en affirmant son soutien à l’Ukraine. Dans ce dossier, une pression folle est mise sur la Belgique par les autres Etats européens sans vouloir créer une quelconque solidarité. La Belgique se voit souvent reprocher d’être dans une logique de suivisme de l’Union européenne. On a ici un superbe exemple où nous avons toutes les raisons de nous opposer. Ce serait fou de la part du gouvernement belge de s’engager alors que l’utilisation de ces fonds risque de nous retomber dessus dans quelques années.

Puisque cette décision se prend à la majorité qualifiée, les autres Etats membres pourraient la valider malgré les réticences belges. Pensez-vous que cette option est envisageable ?

Il faut espérer qu’on n’en arrive pas là, mais tout est possible, évidemment. La Belgique devrait réagir, car on ne peut pas accepter que l’Union européenne impose une telle décision à un État souverain, qui est en outre à la base la construction européenne.