Préambule de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, 28 mars 2008.

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Un texte qui trouve lentement, mais durablement, sa place dans l’espace juridique européen

Si elle fait aujourd’hui partie intégrante du socle des valeurs et des principes de l’UE, il faut rappeler que l’existence de la Charte n’est pas anecdotique. En effet, la protection des droits humains ne fut pas au cœur du projet européen d’après-guerre, pensé avant tout comme une construction économique visant à garantir la paix par l’intégration des marchés. Il faut attendre la fin des années 1960 pour que la Communauté économique européenne commence véritablement à se saisir de la question des droits fondamentaux. Le 12 novembre 1969, par son arrêt Stauder (aff. C-29/69), la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) reconnaît pour la première fois que les droits fondamentaux relèvent des principes généraux du droit communautaire dont elle garantit le respect. L’année suivante, l’arrêt Internationale Handelsgesellschaft (aff. C-11/70) vient préciser que cette protection s’inspire « des traditions constitutionnelles communes aux États membres ». Ce n’est toutefois qu’avec le traité de Maastricht (1992) qu’un texte communautaire vient formellement affirmer que l’Union doit respecter les droits fondamentaux :

Article F(2) : « L’Union respecte les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, en tant que principes généraux du droit communautaire. »

Avec l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam en 1999, cette clause devint l’article 6 du TUE, si bien que, jusqu’à la fin du XXᵉ siècle, la protection des droits fondamentaux dans l’Union reposait essentiellement sur cette disposition et sur la jurisprudence de la CJCE. Dès lors, l’idée d’une déclaration formelle des droits « ne fut ressuscitée avec succès qu’en janvier 1999 grâce au ministre allemand des Affaires étrangères, Joschka Fischer, » qui proposa la rédaction d’une Charte européenne des droits fondamentaux afin de répondre au « déficit de droits alors perçu par certains ». Toutefois, la Fondation Robert Schuman relativise cette avancée en rappelant que, longtemps simple proclamation, la Charte n’acquiert la même valeur juridique que les traités qu’en 2009 avec le traité de Lisbonne, et devient alors : 1) juridiquement contraignante pour les États membres et 2) invocable par toute personne en cas de violation des droits qu’elle consacre.

Le nouvel article 6(1) du TUE : « L’Union reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000, telle qu’adaptée le 12 décembre 2007 à Strasbourg, laquelle a la même valeur juridique que les traités ».

« Avec la Charte, la Communauté se dote [enfin] de son propre texte protecteur des droits et libertés fondamentaux », alors même que l’UE n’a toujours pas adhéré à la Convention européenne des droits de l’homme, en vigueur depuis 1953. Rappelons en effet qu’en 2015, dans son avis 2/13, la CJUE avait identifié sept incompatibilités entre le projet d’adhésion et l’ordre juridique de l’Union. Elle a estimé que l’accord d’adhésion ne respectait ni l’article 6, paragraphe 2, du TUE, ni le protocole n° 8 qui lui est associé.

Parallèlement, la Charte s’impose rapidement comme un document de référence, avec ses 54 articles répartis autour de six valeurs universelles : dignité, liberté, égalité, solidarité, citoyenneté et justice. Elle est unique en son genre, car elle « réunit en un seul texte l’ensemble des droits et libertés garantis au justiciable européen », tout en intégrant des droits de « troisième génération » et des droits spécifiques à la citoyenneté de l’Union, comme le droit d’accès aux documents des institutions européennes (art. 42), le droit de saisir le Médiateur européen en cas de mauvaise administration (art. 43) ou encore le droit de pétition auprès du Parlement européen (art. 44). Concernant le champ d’application de la Charte, la CJUE en a précisé la portée dans l’arrêt Åkerberg Fransson (C-617/10, 2012). Elle y affirme que la Charte s’applique aux États membres « dans toutes les situations régies par le droit de l’Union, mais pas en dehors de telles situations » (§19). Cette interprétation s’articule avec l’article 51(1) de la Charte, selon lequel ses dispositions « s’adressent aux institutions, organes et organismes de l’Union […] ainsi qu’aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union ».

Il est temps de dresser le bilan d’un quart de siècle d’existence. Cela dit, il serait presque réducteur de limiter l’apport de la Charte à la seule reconnaissance des droits fondamentaux comme juridiquement contraignants dans l’Union, modernisant et élargissant au passage la protection déjà assurée par la Convention EDH. Se cantonner à cet acquis décisif reviendrait à appréhender la Charte comme un simple instrument jurisprudentiel de la CJUE. À l’inverse, prétendre en livrer une analyse exhaustive serait illusoire, car son influence dépasse largement le cadre d’un article. C’est pourquoi je propose d’en dégager deux avancées majeures et deux éléments plus nuancés, afin d’esquisser un bilan « équilibré ».

La Charter Strategy : faire valoir et connaître les droits fondamentaux dans l’UE

Depuis 2020, l’Union s’est dotée d’une nouvelle Charter Strategy destinée à « renforcer l’application de la Charte », articulée autour de quatre piliers. Parmi eux figurent notamment le soutien accru aux organisations de la société civile, aux défenseurs des droits et aux professionnels de la justice, ainsi que la sensibilisation des citoyens à leur statut de justiciables européens. Cette diffusion de la portée de la Charte vers un public aussi bien familier qu’étranger au droit et à la jurisprudence de la CJCE était tout simplement inexistante avant les années 2000. Aujourd’hui, le Réseau européen de formation judiciaire organise des séminaires spécifiquement consacrés à l’application de la Charte, à l’attention des juges, procureurs et personnels judiciaires. Parallèlement, les États membres ont été invités à désigner un Charter focal point national, chargé de favoriser la coopération entre les différentes autorités gouvernementales, les institutions européennes et les organisations de la société civile. Cette dynamique interactive s’inscrit dans un écosystème plus large d’outils de sensibilisation aux droits consacrés par la Charte, à l’image du CharterXchange, dont la deuxième édition (9-11 décembre 2024) a réuni plus de 500 praticiens pour en renforcer la visibilité. Ensemble, ces initiatives participent à l’essor d’une véritable « culture de la Charte » au sein de l’Union, condition indispensable pour qu’elle demeure un instrument « vivant ».

Des droits « innovants » et « modernes » pour une protection à 360 degrés

Le tableau comparatif de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA) permet de mettre en évidence la valeur ajoutée de la Charte à l’égard de la Convention EDH. On remarque que la Charte ne se limite pas à énoncer les droits « classiques », mais assume un rôle de complémentarité et de modernisation en consacrant notamment un droit autonome à la protection des données personnelles (art. 8), un droit à des conditions de travail équitables ou à la protection contre le licenciement injustifié (arts. 30-31), ainsi qu’un droit de vote aux élections européennes et municipales (arts. 39-40). Certains droits sont même totalement absents de la Convention EDH, mais figurent dans la Charte, comme le droit d’asile (art. 18), la protection des consommateurs (art. 38) ou encore la liberté d’exercer une activité économique (art. 16). Comme le remarque Rahma Bentirou Mathlouthi, la Charte a actualisé (l’art. 21 par rapport à l’art. 14 CEDH), simplifié (l’art. 6 reprend l’art. 5 CEDH) et étendu (l’art. 9) le champ d’application des droits fondamentaux de l’ordre juridique européen. Son caractère néo-conventionnel est important, car on lui reproche souvent d’être un copier-coller de la Convention EDH. En réalité, elle l’enrichit et l’adapte aux évolutions contemporaines, tout en garantissant une protection des droits fondamentaux plus large, plus cohérente et plus complète pour les citoyens européens. Indépendamment de la Convention EDH, la Charte a ainsi réussi à asseoir sa notoriété, tendance confirmée par son intégration croissante dans le raisonnement des juges nationaux et européens. La CJUE lui a même reconnu un « caractère impératif en tant que principe général de droit de l’Union » (arrêts Egenberger, C-414/16, 2018, para. 76–77) ; Bauer, C-569/16, 2018, para. 85).

Un outil pourtant empreint d’ambiguïtés

À la lecture des rapports annuels de la FRA et de la Commission, on constate que la Charte présente, comme tout instrument en évolution, plusieurs zones d’amélioration. On peut citer, à titre d’exemple, ses clauses horizontales qui compliquent son interprétation. En effet, pour rassurer les États membres, les rédacteurs de la Charte ont introduit une série de clauses (articles 51, 52, 53, etc.) destinées à encadrer son champ d’application, son interprétation, les limites pouvant être apportées aux droits qu’elle consacre ou encore la prise en compte du droit national. Leur compréhension et leur application demeurent donc « extrêmement complexes », en raison de formulations parfois obscures, comme le relèvent Xavier Groussot et Laurent Pech. Ces ambiguïtés se retrouvent, de manière étonnante, jusque dans la jurisprudence de la CJUE. Celle-ci a refusé de reconnaître un effet direct à une disposition de la Charte dans l’arrêt Association de médiation sociale de 2014 (C-176/12), « même par application conjointe avec une directive, dès lors qu’il s’agissait d’une disposition devant être précisée par le droit de l’Union ou le droit national ». S’ajoute à cela l’absence, depuis le traité de Lisbonne, d’un recours autonome permettant de contester directement un acte au motif qu’il porterait atteinte aux droits fondamentaux de la Charte. La Charte est contraignante, mais elle ne dispose d’aucun mécanisme propre permettant une protection directe de ses droits. L’ensemble de ces éléments mettent en lumière certaines limites rédactionnelles et procédurales, qui conduisent Xavier Groussot et Laurent Pech à considérer que « la Charte est critiquable pour ne pas avoir la portée révolutionnaire que certains lui attribuent et surtout pour être malheureusement encombrée d’un certain nombre de dispositions alambiquées […] qui rendent son interprétation et son application malaisées ».

Des États craintifs et qui traînent des pieds

Les États membres ont parfois contribué eux-mêmes à fragiliser la Charte. En effet, une préoccupation récurrente exprimée par plusieurs des 27 États concerne « l’extension insidieuse des compétences de l’Union » par le biais de la Charte, inquiétude qui a motivé de nombreuses réserves au moment de son adoption, comme le nouvel article 6(1) du TUE qui affirme que les dispositions de la Charte « n’étendent en aucune manière les compétences de l’Union telles que définies dans les traités ». En outre, « fruit d’un compromis, l’article 51-1 de la Charte souligne clairement la volonté des États membres de limiter la portée de ce texte, et par là même, la compétence de la Cour ». Par peur d’un « glissement de compétence » (e.g. droit de grève), la Charte contient plusieurs « verrous juridiques » qui limitent la marge d’évolution interprétative de la CJUE et la Charte ne peut servir de « base juridique permettant à l’Union de légiférer ». Une limite de la Charte tient donc au fait que l’UE ne gagne aucune nouvelle compétence grâce à celle-ci. La CJUE a également précisé, dans son arrêt Liivimaa Lihaveis (C-562/12, 17 septembre 2014), que certaines décisions prises dans la gestion, l’attribution ou la mise en œuvre de fonds européens constituent une mise en œuvre du droit de l’Union au sens de l’article 51 de la Charte. Ainsi, dès qu’une autorité nationale intervient dans un programme financé par l’Union, elle agit comme relais du droit de l’Union et doit respecter la Charte. Cependant, plus de 30 % des organisations de la société civile actives dans le domaine des droits humains ont déclaré avoir subi, en 2023, des réductions de financements étatiques motivées par des considérations politiques, alors que l’UE constituait leur deuxième source de financement. Or, le dernier rapport de la FRA rappelle que « les juridictions nationales demeurent les acteurs essentiels de l’application effective des droits fondamentaux dans l’Union ». C’est pourquoi, simultanément, les États s’engagent également en faveur de la Charte, que ce soit par l’intermédiaire de leurs INDHs ou ombudsmans qui évaluent l’impact des lois sur les droits humains, ou par l’action de leurs juges qui appliquent directement la Charte lorsqu’un litige relève du droit de l’Union ou l’utilisent pour interpréter le droit national. À cet égard, la FRA relève qu’en 2024, la CJUE a reçu 588 demandes de décision préjudicielle, dont 128 (22 %) mentionnaient la Charte.

Coexistence avec la Convention européenne des Droits de l’Homme : un bilan à part

Johan Callewaert écrit qu’« un bilan de la Charte doit également prendre en compte son interaction avec les autres textes internationaux de protection des droits fondamentaux ». Cette observation rejoint la jurisprudence de la CJCE, selon laquelle la protection de ces droits fondamentaux dans l’Union s’inspire des instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme auxquels les États membres ont collaboré ou adhéré (arrêt Nold, aff. 4/73, 1974). Dans ce contexte, la Cour européenne des Droits de l’Homme, avec sa théorie de la « protection équivalente ou comparable » (arrêt Bosphorus], Req. 45036/98, 2005), estime que « la protection des droits fondamentaux offerte par le droit communautaire doit être considérée comme équivalente à celle assurée par le mécanisme de la Convention ». Cette approche garantit une sécurité juridique en évitant des interprétations divergentes d’un même droit et Florence Benoît-Rohmer y voit d’ailleurs un « régime transitoire », en attendant l’adhésion formelle de l’UE à la Convention européenne des Droits de l’Homme. Avec l’arrivée de la Charte, on peut parler d’une véritable « européanisation des droits de l’homme », fondée sur la complémentarité entre l’ordre juridique de l’UE et celui du Conseil de l’Europe. On constate ainsi qu’à Strasbourg, « le juge ne se contente pas des articles de son support conventionnel de base, mais cherche un refuge dans un support homologue ». La Charte rend possible cette mutualisation des droits et représente, à ce titre, une évolution significative. La pratique jurisprudentielle des Cours de l’espace juridique européen en offre de nombreux exemples :

Le juge de Strasbourg avait utilisé la Charte comme outil d’interprétation avant qu’elle ne devienne juridiquement contraignante (arrêts Christine Goodwin c. Royaume-Uni, 2002, Req. 28957/95 ; Sorensen et Rasmussen c. Danemark, 2006, Req. 52562/99).
Caroline Boiteux-Picheral recense 99 arrêts de la Cour EDH mentionnant la Charte entre 2001 et 2020, dont 79 depuis 2010.
La Cour EDH cite la Charte à titre d’exemple et à titre interprétatif pour la modernisation des articles de la Convention EDH (arrêts M.S.S. c. Belgique et Grèce, 2011, référence à l’article 18 ; Neulinger et Shuruk c. Suisse, 2010, référence à l’article 24).

Toutefois, comme le souligne Johan Callewaert, cette dynamique exige une méthode d’articulation qui soit stable, compréhensible et prévisible. Le système européen repose désormais sur un double contrôle, interne par la CJUE et externe par la Cour EDH : deux niveaux susceptibles de se croiser et de se superposer. Il est donc essentiel de garantir que la protection offerte par les droits fondamentaux de l’Union ne tombe jamais en dessous du standard conventionnel de la Cour EDH, faute de quoi apparaissent des zones d’incertitude, un risque de déficit de protection et une véritable illisibilité du droit. Cette vigilance s’impose d’autant plus qu’un même acte national pourrait être examiné successivement par les deux juridictions, créant de véritables frottements institutionnels (par exemple l’écart entre les arrêts N.S. et autres de la CJUE et les décisions M.S.S. c. Belgique et Grèce de la Cour européenne des Droits de l’Homme). Ce décalage met en lumière les limites du contrôle interne censé assurer la cohérence entre le droit de l’Union et la Convention. Un autre point mérite attention. Certains auteurs, dont Rahma Bentirou Mathlouthi, adoptent une lecture hiérarchisée des rapports entre la Charte et la Convention EDH, lecture que l’on retrouve lorsqu’elle se demande si cette coexistence ne conduit pas les Cours européennes à osciller entre rapprochement et éloignement, et si ce dialogue entre ordres juridiques ne risque pas d’encourager chaque ordre à défendre sa singularité de son homologue (i.e. jus singulare). Leur interaction peut-elle mener « au repli et à l’isolement des éléments constitutifs de l’ordre juridique, y compris ses normes et ses acteurs ? »

La Charte européenne des droits fondamentaux : 25 ans de progrès à célébrer

Le bilan de la Charte doit également être mesuré à l’aune des bouleversements géopolitiques auxquels elle a été confrontée : la vague migratoire de 2015, la pandémie COVID-19, le recul du droit à l’avortement en Pologne, et bien sûr, la guerre en Ukraine. À chaque fois, l’application de la Charte a été mise à rude épreuve, que ce soit par des systèmes d’asile débordés qui n’assuraient plus des procédures ni un accueil conformes aux standards humains, ou par des mesures sanitaires qui ont entravé un grand nombre de droits fondamentaux (droit à l’intégrité, liberté de réunion, liberté de circulation, etc.) et impacté des groupes vulnérables (enfants, personnes âgées, personnes handicapées, migrants, réfugiés, Roms ou sans-abri). Mais voilà, faisons preuve de clémence. Alors que la Charte fête aujourd’hui ses vingt-cinq ans, il faut lui reconnaître la force d’avoir traversé des crises inédites et de s’être imposée, rapidement et durablement, comme l’instrument de référence pour la protection des droits fondamentaux dans l’Union, aux côtés de la Convention européenne des Droits de l’Homme. Et gardons à l’esprit que lorsqu’on dresse le bilan de la Charte, il faut le faire en acceptant que « la construction européenne devra être perpétuellement recommencée, au gré des épreuves, parce qu’elle appartient à un futur infini où nul être humain ne pourra y ignorer l’autre. »