L’Europe s’enfonce dans une contradiction suicidaire. Alors que le monde redéfinit l’équilibre entre écologie et industrie, notre continent persiste à s’imposer des carcans réglementaires déconnectés du réel. L’Union européenne, en maintenant dogmatiquement l’interdiction des moteurs thermiques à l’horizon 2035, choisit la posture plutôt que la stratégie. Ce choix, érigé en geste symbolique d’une vertu écologique absolue, risque de transformer une ambition légitime en désastre industriel et social majeur.
C’est toute une filière, véritable colonne vertébrale de l’économie européenne, qui vacille. De l’Allemagne à la France, de l’Italie à la Slovaquie, l’automobile a structuré des bassins d’emplois, irrigué des territoires, façonné notre puissance exportatrice. Déjà, les signaux d’alerte se multiplient : fermetures d’usines, plans sociaux, perte de compétitivité, explosion des coûts de transition. Depuis 2019, trois millions de véhicules de moins ont été vendus en Europe. Pendant que les constructeurs chinois, largement subventionnés par Pékin, inondent nos marchés avec des modèles électriques bon marché, Bruxelles semble s’enfermer dans un déni préoccupant.
Ce qui s’impose à nous, ce n’est pas une pause dans l’ambition climatique, mais une révision lucide de la méthode. L’Europe, au lieu de défendre son tissu productif, choisit de s’auto-sanctionner. Sous couvert de vertu, elle impose à ses propres industriels des normes plus sévères que celles de tout autre continent. Pire encore, elle organise la fuite de ses ressources : pour éviter des pénalités exorbitantes, les constructeurs européens rachètent des crédits CO2₂à des concurrents étrangers, principalement américains et chinois. Tesla, grand gagnant de ce mécanisme, a engrangé près de 9 milliards de dollars depuis 2009 grâce à ce système. Autrement dit, chaque euro dépensé par nos entreprises devient un instrument de financement de la domination technologique et industrielle de nos rivaux.
« Cette fuite en avant technocratique traduit une idéologie de l’interdiction plutôt qu’une politique de la transformation »
Cette fuite en avant technocratique traduit une idéologie de l’interdiction plutôt qu’une politique de la transformation. Les classes moyennes, déjà étranglées par le coût de la vie, se retrouvent sommées d’adopter une mobilité électrique aux prix et contraintes inaccessibles. Les entreprises, de leur côté, peinent à absorber le choc économique et logistique d’une mutation accélérée sans soutien suffisant. Résultat : la désindustrialisation s’accélère, les délocalisations reprennent, et le fossé entre le discours vertueux et la réalité s’élargit.
D’autres voies, pragmatiques et ambitieuses, existent. L’Allemagne et l’Italie, moins enclines au dogmatisme, l’ont compris : il ne s’agit pas d’opposer les motorisations, mais de diversifier les solutions. Les hybrides, les biocarburants, les e-fuels et les motorisations allégées représentent autant de passerelles possibles entre présent et futur. Ces technologies peuvent réduire drastiquement les émissions sans anéantir des décennies de savoir-faire, sans sacrifier des centaines de milliers d’emplois sur l’autel d’une pureté idéologique.
Il est temps d’orienter la transition vers une écologie de la raison. Une écologie qui stimule plutôt qu’elle ne punit. Une écologie qui mise sur l’innovation, la circularité, la sobriété et la souveraineté. Cela passe par une réforme profonde du système de crédits carbone. Ces milliards qui filent vers l’étranger doivent être réinvestis dans nos laboratoires, nos start-ups, nos infrastructures et notre formation technique. Il faut cesser de financer notre dépendance pour reconstruire notre autonomie.
La transition énergétique ne peut être durable que si elle est économiquement viable et socialement acceptable. Il ne s’agit plus de choisir entre la planète et l’emploi, mais de relier l’un à l’autre. En marginalisant son industrie automobile, l’Europe ne prend pas de l’avance écologique : elle s’affaiblit politiquement et économiquement. Le monde ne nous attendra pas. La Chine, les États-Unis et l’Inde développent des stratégies industrielles massives, mêlant incitations, planification et protection de leurs marchés. Pendant ce temps, nous débattons encore du nombre de décimales dans nos objectifs de réduction d’émissions.
Ce qui manque à l’Europe, ce n’est pas la volonté, mais le courage d’ajuster son cap. Elle doit reconnaître que la neutralité carbone ne se décrète pas depuis les couloirs bruxellois, mais se construit sur le terrain, au contact des ingénieurs, des ouvriers, des chercheurs et des entrepreneurs qui font la richesse réelle du continent. La véritable écologie, celle qui durera, sera celle du progrès partagé, pas celle du renoncement.
Retrouver le sens du possible, c’est refuser la culpabilité comme boussole et faire de la transition une aventure collective, non une punition imposée. C’est en réconciliant écologie, souveraineté et industrie que l’Europe retrouvera son rôle : non pas celui d’une caserne normative, mais celui d’un phare d’innovation et de raison dans un monde en mutation.

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