Souvent Donald Trump varie. Il éructe, menace, hausse les enchères puis finalement compose s’il se heurte à de vraies résistances. Cette méthode revendiquée dans son livre L’Art du deal a inspiré sa politique étrangère qui est avant tout transactionnelle, d’où le surnom de Taco (Trump always chicken out ; Trump toujours se dégonfle) dont il est affublé par certains éditorialistes. Dans cette logique, c’est avec les alliés traditionnels des Etats-Unis qu’il est le plus implacable. Comme vient le rappeler la trentaine de pages du rapport sur « la stratégie de sécurité nationale », préfacé par le président, qui fixe les grandes options de ce que sera la politique internationale des Etats-Unis à l’heure de la révolution conservatrice trumpienne.

Derrière les volte-face du président et ses messages contradictoires sur son réseau social ou les dissonances dans son administration, ce texte montre à nouveau une véritable cohérence dans la vision du monde du locataire de la Maison-Blanche aussi bien dans la géopolitique que dans l’économie pour affirmer le rôle leader qu’il estime devoir revenir à une Amérique qui doit se concentrer avant tout sur ses propres intérêts. « Les jours où les Etats-Unis soutenaient l’ordre international comme Atlas portait le monde sont finis » affirme ce texte dès son préambule.

Les Etats-Unis de Donald Trump : isolationnisme ou unilatéralisme ?

Ce propos pourrait paraître isolationniste mais il ne faut pas s’y tromper. L’administration Trump revendique la stratégie impérialiste qui fut celle, au début du siècle dernier, de William McKinley et de Theodore Roosevelt. Elle assume ses ingérences non seulement dans toutes les affaires du continent américain mais aussi vis-à-vis d’une Europe qu’il rêve vassalisée, y compris idéologiquement, et balkanisée. Sa vision est en bonne part identique à celle d’un Vladimir Poutine, celle d’un monde dominé par de grands « Etats civilisation » régnant sur leurs zones d’influence et assumant un rapport désinhibé à la force. Fondée sur le droit, la norme et la paix, l’Europe que le président américain méprise autant que l’autocrate du Kremlin est prise en étau. C’est tout l’ordre international mis en place après 1945 et centré sur les Etats-Unis qui est balayé.

L’histoire du siècle précédent comme celle des deux premières décennies de ce siècle enseigne qu’il faut prendre au sérieux les mots des démagogues populistes. Ce document est saisissant dans la virulence du ton notamment vis-à-vis des Européens même si sur le fond il n’apporte pas de grandes nouveautés. Il s’inscrit d’ailleurs dans la continuité de ce qui était le discours d’investiture de Donald Trump le 20 janvier où, notamment, il annonçait haut et fort que « l’Amérique va retrouver sa place légitime : la nation la plus grande, la plus puissante et la plus respectée qui pourra susciter l’admiration et l’émerveillement du monde entier ». Et il précisait même vouloir que les Etats-Unis soient « à nouveau une nation qui étend son territoire ».

Mais le choix des mots tout comme le moment choisi pour la publication – en un moment où Washington exerce une pression maximum sur Kiev pour arriver à une ébauche de paix dont la première version reprenait l’essentiel du narratif du Kremlin – fait sens. Car si, depuis, le président ukrainien Volodymyr Zelensky soutenu par Paris, Londres et Berlin a réussi à l’amender, l’administration trumpienne continue à privilégier un accord à tout prix avec Moscou. Comme le rappelle crûment ce document qui pas une seule fois n’évoque les responsabilités de la Russie dans la guerre d’agression à large échelle lancée par Vladimir Poutine contre l’Ukraine le 24 février 2022 ni même la menace russe et celle de son axe avec la Chine, l’Iran et la Corée du Nord.

Plan de Trump : quelle paix pour l’Ukraine ?

« L’intérêt primordial » des Etats-Unis est de parvenir à une cessation des hostilités négociée en Ukraine. « Gérer les relations européennes avec la Russie nécessitera un engagement diplomatique américain significatif, à la fois pour rétablir les conditions d’une stabilité stratégique sur le continent eurasien et pour atténuer le risque d’un conflit entre la Russie et les Etats européens », explique le texte. Les Etats-Unis estiment en outre indispensable « de mettre fin à la perception et empêcher la mise en place d’un Otan comme alliance en extension perpétuelle ». C’est l’une des exigences du Kremlin, sans cesse martelée depuis des années par Poutine qui ne peut que se réjouir.

Déjà dans les 28 points du plan américain sur l’Ukraine, l’administration Trump évoquait des négociations « entre l’Otan et la Russie avec une médiation américaine ». Comme si les Etats-Unis n’étaient plus le fondateur et le principal pilier de l’Alliance Atlantique mais un négociateur extérieur. Ce rapport va même au-delà : le principal obstacle au grand deal avec Moscou et une future fructueuse coopération économique sont… les Européens et « leurs attentes irréalistes » dans la guerre en Ukraine : « Une grande majorité d’Européens souhaite la paix mais ce désir ne se traduit pas en politique en grande partie à cause de la subversion des processus démocratiques par les gouvernements ». On ne peut être plus clair.

Les deux pages et demie consacrées à l’Europe actent un véritable schisme de l’Occident et de tout l’héritage d’une relation transatlantique fondée autant sur les intérêts économiques et stratégiques que sur celui de valeurs communes dont en premier lieu la démocratie libérale et l’État de droit. L’Europe serait ainsi condamnée à « un effacement civilisationnel » si les tendances actuelles continuent comme la chute de la natalité, la disparition des identités nationales, l’asphyxie réglementaire, la répression des oppositions politiques, la censure de la liberté d’expression. Et la première des menaces agitées, comme aux Etats-Unis, est celle de l’immigration.

L’Europe au défi de redevenir une puissance

« Il est plus que plausible que, d’ici quelques décennies au plus tard, les membres de l’Otan deviennent majoritairement non européens (…)  Il est légitime de se demander s’ils percevront leur place dans le monde, ou leur alliance avec les Etats-Unis, de la même manière que ceux qui ont signé la charte ». Le ton du réquisitoire est encore plus virulent que celui que dressa le vice-président J. D. Vance à Munich en février dernier lors de la conférence annuelle sur la sécurité. « Notre objectif est d’aider l’Europe à corriger sa trajectoire » et cela passe par le soutien aux « partis européens patriotiques » érigés en modèles. Ils ne sont pas cités mais évidemment il s’agit de partis comme le Rassemblement national en France, ou Reform UK de Nigel Farage au Royaume-Uni ou l’AFD en Allemagne. Ce sont les partis qui ont été très proches du Kremlin et le restent même si l’agression en Ukraine les a contraints à mettre une sourdine.

L’ingérence politique clairement assumée par l’administration Trump s’ajoutera à celle de Poutine misant sur les mêmes acteurs. L’Europe se trouve ainsi toujours plus isolée entre l’agression russe sur ses limes, le racket d’un allié américain qui ne l’est plus, la guerre commerciale et le dumping chinois ainsi que le ressentiment du Sud global vis-à-vis des anciennes puissances coloniales.

La première des menaces est celle de la sécurité face aux ambitions russes. « Deux facteurs cruciaux empêchent pour le moment la Russie d’étendre son agression ouverte au-delà des frontières de l’Ukraine : la cohésion de l’Alliance Atlantique dont l’engagement des Etats-Unis est un facteur-clé et la résistance ukrainienne qui retient la majeure partie des forces russes », rappellent Elie Tenenbaum et Dimitri Minic dans l’étude de l’Ifri sur l’évaluation des rapports de force Europe-Russie soulignant que si l’un de ces deux piliers venait à faiblir, le risque d’une confrontation directe entre la Russie et l’Europe augmenterait considérablement. Les postures de Trump sur l’Otan ne peuvent que faire croître encore un peu plus les doutes sur la solidité de l’Alliance et la mise en œuvre de l’article 5, celui du « un pour tous pour un » des Etats membres en cas d’attaque sur l’un d’entre eux.

Face à ce défi trumpien, les dirigeants européens ont réagi avec prudence clamant que les Etats-Unis restent le grand allié. Il s’agit de tout faire pour tenter de les garder à bord le plus longtemps possible. D’autant qu’ils invitent l’Europe à prendre en main « la responsabilité première de sa propre défense ». Ils n’y sont pas encore prêts notamment en termes de renseignement satellitaire, de logistique, de dissuasion nucléaire. Le but est d’éviter une rupture brutale pour favoriser un tuilage qui serait le scénario idéal. Mais celui du pire reste possible. « L’Occident collectif » cet ennemi que n’a cessé de dénoncer Poutine se désagrège sous les coups de Washington qui en était le pilier. Pour le Kremlin c’est déjà une grande victoire.