Massés sur la rive asiatique du Bosphore le 29 mars, ils étaient des centaines de milliers (2 millions, selon les organisateurs) à scander « droit, loi, justice » pour exiger la libération d’Ekrem Imamoglu, le maire du Grand Istanbul. L’arrestation, dix jours plus tôt, du principal opposant de Recep Tayyip Erdogan et candidat du CHP (Parti républicain du peuple) à la prochaine élection présidentielle a suscité le mouvement de protestation le plus important depuis celui de Gezi – en 2013, la mobilisation pour la sauvegarde d’un parc au cœur d’Istanbul avait défié le pouvoir du président islamo-conservateur pendant près d’un mois. « A la différence de Gezi, ce mouvement semble en mesure de s’inscrire dans la durée », relève Ahmet Insel, universitaire et économiste, auteur notamment de La Nouvelle Turquie d’Erdogan (éd. La Découverte).
L’embastillement de l’édile pour de très floues accusations de corruption marque une incontestable « poutinisation » d’Erdogan. Jusqu’à présent, malgré sa dérive illibérale, les élections représentaient encore un espoir de changement. Ainsi le CHP avait pu gagner au printemps 2024 les principales grandes villes du pays et s’affirmer comme la première force d’opposition face à l’AKP (Parti de la justice et du développement), au pouvoir. Ce tournant répressif enclenche une profonde instabilité politique et économique, au moment où la Turquie devient un pilier essentiel de la « coalition de volontaires » lancée par Londres et Paris pour créer une « force de réassurance » pour l’Ukraine.
Disposant de la deuxième armée de l’Otan, d’une industrie de défense très dynamique et d’une situation géostratégique sur la mer Noire, la Turquie est incontournable. Y compris pour son rôle en Syrie. « Erdogan se sent indispensable pour les Occidentaux et pousse son avantage », souligne Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie-Moyen-Orient de l’Institut français des relations internationales.
Le tout-puissant ministre des Affaires étrangères, Hakan Fidan, ancien directeur des services secrets, puis le vice-président Cevdet Yilmaz ont participé aux deux Sommets de la « coalition de volontaires ». Erdogan veut aussi relancer ses relations avec l’Union européenne, notamment sur le plan sécuritaire, vingt ans après le début de négociations d’adhésion aujourd’hui au point mort. D’où un certain embarras des Européens, jusqu’à présent restés prudents dans leurs réactions.
L’administration Trump, elle, n’a pas cette gêne. Tendues pendant le mandat de Joe Biden, les relations se réchauffent. L’homme fort d’Ankara est salué par son homologue américain comme « un bon leader ». Hakan Fidan s’est rendu à Washington pour tenter de négocier un retour de la Turquie dans le programme des chasseurs F-35, dont elle avait été exclue après avoir acheté des missiles S-400 russes.
L’unilatéralisme désinhibé de Donald Trump ne peut qu’encourager le raïs turc dans sa dérive autoritaire et dans sa volonté de se positionner comme une puissance régionale, pouvant à la fois soutenir militairement Kiev et commercer avec Moscou, en violation des sanctions. Mais Erdogan, qui avait parié sur un affaiblissement de la Russie, son ennemi historique, s’inquiète de voir Poutine en passe de remporter à la table des négociations ce qu’il n’avait pas réussi à gagner sur le terrain. La Turquie a donc aussi besoin des Européens, et cela leur donne un levier.