Chaque soir, devant le local de distribution de Tinhi Kmou, sur l’île de Nantes, une longue file se forme. Chacun vient remplir son cabas de fruits et légumes provenant de marchés, supermarchés ou grossistes de l’agglomération nantaise. Une distribution gratuite qui, malheureusement, ne désemplit pas. L’association nantaise a recensé le passage moyen de 90 foyers par jour en 2024 et 587 tonnes de produits sauvés des poubelles.
« Nous avons des gens qui viennent depuis Châteaubriant pour remplir leur frigo », témoigne Alain Taha, l’emblématique fondateur ivoirien du lieu, en 2019. À l’image de Tinhi Kmou, de nombreuses associations nantaises ont vu la demande décupler avec la crise sanitaire sans baisser depuis. À Nantes, on recense désormais 34 associations locales habilitées au don alimentaire par la préfecture et qui distribuent des denrées, selon un recoupement de Mediacités. La plupart reposent en grande partie sur le bénévolat, mâtiné d’un peu de salariat.
Le Marché alternatif de Bellevue (MAB) nourrit ainsi 200 familles par semaine. Les structures étudiantes Cop1 et la Suprenante épicerie proposent quant à elles respectivement 200 et 100 paniers par semaine pour ce public particulièrement précaire. « Nous ouvrons les réservations en ligne le dimanche soir et en 10 minutes tout est parti », indique Élouan Fleury, étudiant en archéologie à Nantes Université et coprésident de Cop1.
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+10% de bénéficiaires par an
Les acteurs nationaux historiques de l’aide alimentaire, qui sont neuf à disposer d’antennes à Nantes, constatent un afflux analogue. Les Restos du cœur ont enregistré 23 000 bénéficiaires en 2024 sur le département, un chiffre en hausse de 10 % sur un an. À Nantes, les Restos ouvrent une nouvelle distribution à Bellevue pour désengorger celles du quartier de la gare et de Saint‐Herblain.
Pour les Banques alimentaires de Loire‐Atlantique (12 salariés), cette hausse se chiffre presque du simple au double en quatre ans. « Nous avons atteint 32 800 bénéficiaires en 2024 contre 17 500 en 2021 », note Jean‐Robert Leconte, président de la structure. En tout, Mediacités a recensé une soixantaine de lieux de distribution dans l’agglomération nantaise [voir cartographie ci‐dessous].
Alors que les bénéficiaires sont de plus en plus nombreux, les associations doivent par ailleurs faire face à des dons alimentaires en recul et moins qualitatifs. Un effet secondaire de la loi Garot votée en 2016 et dédiée à la lutte contre le gaspillage alimentaire. En substance, elle interdit la destruction de denrées consommables par les magasins et encourage dans cet ordre : la prévention du gaspillage et le don aux associations.
Sur le terrain, elle se traduit par l’apparition dans de nombreux magasins des frigos « dates courtes » ou « antigaspi » qui proposent à prix réduit les produits proches de la date limite de consommation. « Nous avons vu arriver des prestataires de services qui organisent la gestion des invendus dans les grandes surfaces, tout en prenant leur commission au passage. Pour nous, cela a entraîné une baisse importante des dons », regrette Jean‐Robert Leconte.
Tri de denrées par les Banques alimentaires à leur siège de Saint‐Aignan de Grand Lieu. Photo : Tanguy Dhelin / Mediacités
Un constat que modère Phénix, l’une de ces entreprises spécialisées dans la gestion des invendus (on peut aussi citer Comerco ou Pimpup), qui intervient dans 30 magasins de la métropole. « Le constat est vrai, il y a moins de dons de produits en date longue. Mais, il y a un amalgame sur la cause. Les magasins préfèrent vendre que donner, et ce, de manière indépendante de notre action », assure Franck Marchand, chef des opérations au sein de Phénix.
Il estime que les décennies d’opulence de dons qu’ont pu connaître les grands réseaux associatifs sont révolues. « Après avoir traversé plusieurs crises, “l’antigaspi” dans la distribution passe d’abord par la gestion des commandes pour limiter le don et les produits jetés », renchérit‐il. Odile Brousse, présidente de l’association Le Comptoir des Alouettes, à Chantenay, formule un avis encore plus tranché. « En récupérant les invendus, nous alimentons le système. C’est une hypocrisie de dire que nous luttons contre le gaspillage alimentaire. Il faut plus de prévention, pour éviter ce gaspillage. »
Les magasins défiscalisent, le contribuable paie
Sur le volet économique, la loi Garot prévoit aussi, lors d’un don, une défiscalisation à hauteur de 60 % du prix du produit pour le magasin. L’idée est d’encourager les enseignes à donner. L’association nantaise Tinhi Kmou a ainsi permis à ses partenaires locaux, grossistes, grandes et moyennes surfaces, de défiscaliser près de 1,7 million d’euros en 2024.
Concrètement, ce dispositif se révèle très pernicieux. Les associations récupèrent régulièrement des produits dont les dates sont déjà dépassées et qui seront tout de même défiscalisés. Même constat pour les fruits et légumes qui partent directement à la poubelle, tant leur aspect est peu appétissant. « Nous avons récemment décidé d’être toujours à deux pour la ramasse dans les magasins. Une personne qui charge et l’autre qui vérifie les dates », rapporte Odile Brousse.
Côté chiffres, Nantes Métropole a financé l’envoi dans les filières de traitement des déchets organiques de 109 tonnes de restes alimentaires en provenance d’associations caritatives, de mars à juillet 2025. Sans préciser à Mediacités le coût engendré. Rien que pour les banques alimentaires, Jean‐Robert Leconte estime à 150 tonnes par an les volumes pris en charge par la Métropole.
« Nous avons décidé d’exclure ces denrées de la défiscalisation. Nous pesons tout et nous ne déclarons que ce qui a été redistribué. Mais je pense que nous sommes la seule association à le faire dans le département », regrette‐t‐il, alors que par ailleurs le soutien financier de l’État a connu un trou d’air cette année [lire encadré].
Le yoyo des subventions de l’État
Au moment du Covid‐19, l’État a débloqué des fonds afin que les associations d’aides alimentaires puissent acheter des produits en complément des dons. Ces subventions ont été renouvelées au fil des ans, face à l’afflux de demandeurs. Mais, en juin 2025, les Banques alimentaires de Loire‐Atlantique ont appris qu’elles passaient de 356 700 à 42 000 euros de subvention pour l’année en cours – sur un budget annuel de 2 millions d’euros.
Ces arbitrages réalisés par les services de l’État en région restent obscurs. « Il y a sûrement une clé de répartition, mais je ne la connais pas », s’interroge Jean‐Robert Leconte, leur président. Interrogée par Mediacités, la préfecture indique simplement que « les aides de l’État aux associations sont réparties par les directions départementales de l’emploi, du travail et des solidarités, après des échanges – dialogues de gestion – avec chacune d’entre elles ».
Les subventions aux Banques alimentaires dans le département ont finalement été réévaluées à la hausse en octobre dernier. « C’est une consigne qui venait du national, car nous avons fait du bruit », estime Jean‐Robert Leconte. Cependant, la suppression des 90 000 euros de subventions destinées aux étudiants dans le besoin a été maintenue. « Nous avons vu nos dons en provenance des banques alimentaires diminuer de 700 à 200 kilos par semaine », constate amèrement Élouan Fleury de l’association Cop1.
Parmi les grandes enseignes, une se distinguerait comme mauvais élève de la qualité du don, selon les acteurs associatifs. « On ne collecte plus au Carrefour Beaujoire. Je préfère faire le déplacement pour récupérer les invendus au Leclerc d’Ancenis », témoigne ainsi Joël Tollé du MAB. Les banques alimentaires ont elles aussi jeté l’éponge. « J’ai dit stop quand je suis arrivé à la présidence. Nous ne sommes pas là pour servir de poubelle », regrette Jean‐Robert Leconte. Sollicitée par Mediacités, la direction de Carrefour Beaujoire est restée muette.
Dans des situations d’impasse, certains acteurs de l’aide alimentaire passent outre les dates indiquées sur les produits, comme nous avons pu le constater. Ils préfèrent coûte que coûte distribuer aux bénéficiaires les produits ramassés.
« Nous faisons attention sur les produits sensibles tels que la viande ou le poisson, mais sur des yaourts, c’est pas possible de les jeter ! », s’insurge l’un d’eux, sous couvert d’anonymat. Un jeu dangereux. En cas de contrôle et de constat de manquement grave à la sécurité sanitaire, la structure peut se voir suspendre, voir retirer son habilitation par les services de l’État.
Certaines associations soulignent le rôle positif des intermédiaires de gestion, tels que Phénix, dans cette situation. « On voit vraiment une différence de qualité des dons dans les magasins suivis par ces entreprises. Ils ne nous donnent jamais de date du jour que nous ne pourrions pas redistribuer », se félicite Odile Brousse, du Comptoir des Alouettes.
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Concurrence de collecte entre associations
Confrontés à la fois à la hausse du nombre de bénéficiaires et à la baisse des dons, les dizaines d’acteurs associatifs nantais de l’aide alimentaire entrent parfois en concurrence. « Les gens préfèrent venir chez nous plutôt que dans les épiceries solidaires car ils n’ont qu’un euro symbolique à payer pour 60 kilos de nourriture. Ça peut déranger. Certaines essaient de nous mettre des bâtons dans les roues et de nous discréditer », constate Alain Taha, de Tinhi Kmou, sur l’île de Nantes.
De leur côté, les Banques alimentaires pointent du doigt une vision trop individualiste d’autres associations qui récupèrent les dates du jour en magasin et mettent en péril l’ensemble des acteurs qui œuvrent pour collecter des dates plus longues. D’une manière générale, Jean‐Robert Leconte estime qu’il y a trop d’associations de distribution en Loire‐Atlantique. Les banques alimentaires en approvisionnent 57 sur la seule métropole nantaise.
Dans le local de l’association Tinhi Kmou. Photo : Thibault Dumas / Mediacités
Une profusion, qui occasionne périphériquement des dérives. « Chaque année, nous retirons au moins une association de nos partenaires. Récemment, nous avons découvert qu’une d’entre elles revendait des produits sur internet. Une action en justice est en cours », annonce fermement Jean‐Robert Leconte.
Heureusement tout n’est pas noir. Certains acteurs s’entraident et échangent des produits selon les besoins de chacun. En témoigne ce projet subventionné par Nantes Métropole pour que des associations réceptionnent en commun les importants volumes de dons des agriculteurs bio de Loire‐Atlantique. « Au‐delà de cette initiative commune, avec certaines petites associations, il y a beaucoup d’exemples d’échanges de produits et de collaboration », se félicite Joël Taulé, bénéficiaire puis salarié du Marché alternatif de Bellevue.
Neuf
Banques alimentaires.
Cop1.
Croix‐Rouge.
Diaconat protestant.
Linkee.
Restos du cœur.
Secours populaire.
Solidarité alimentaire France.
Société Saint‐Vincent‐de‐Paul.
Code de l’environnement
Qui a ajouté les articles L. 541–15‑4 et suivants au Code de l’environnement.
« Conditions requises »
« L’habilitation constitue un acte par lequel l’État reconnaît qu’une personne morale de droit privé (généralement une association) remplit bien les conditions requises pour recevoir des contributions publiques pour mettre en œuvre l’aide alimentaire », définissent les services de l’État.