Par

Laurène Fertin

Publié le

28 avr. 2025 à 18h30

« Je suis une grande révoltée. » Quand on plonge le regard dans les grands yeux noirs d’Alice Guitton, il est difficile d’en douter. Pourtant, son enfance a été malheureuse : nièce d’un oncle incestueux, fille du « boulanger pédophile » de Rennes, la jeune femme de 29 ans a vécu dans une famille dysfonctionnelle. Sans effacer son histoire, mais au contraire, en la racontant dans un livre La fille des Ruines (aux éditions Panthéon), Alice retrace ses blessures et son combat judiciaire pour que chacun, chacune, « ne baisse pas les bras ».

Actu : Vous avez été victime d’agressions sexuelles et d’inceste. Que s’est-il passé durant votre enfance et votre adolescence ?

Alice Guitton : Mon père a été tristement connu pour avoir abusé sexuellement de ses apprentis alors qu’il était boulanger à Rennes, mais aussi dans d’autres communes de la métropole, comme Cesson-Sévigné, dans les années 1995. Les journaux l’avaient renommé le « boulanger pédophile ». J’ai grandi dans un univers malsain. Si mon père ne m’a rien fait – hormis à ma sœur aînée, ce que j’apprendrais plus tard – mon oncle, en revanche, a profité de moi lorsque j’étais jeune.

Vous dites à ce titre que votre vulnérabilité a attiré « d’autres prédateurs », à l’instar de votre oncle. Pourquoi ?

A.G : Mon père n’étant pas un père aimant, pas un père fiable, j’étais une enfant qui avait besoin d’une figure paternelle. Lorsque j’étais plus jeune, mon oncle a compris ce manque et l’a détourné pour profiter de moi. Il ne m’a jamais violée mais m’a agressée sexuellement. Ces agressions ont duré de mes 6 à 13 ans.

S’il n’est pas entré dans mon corps, mon oncle est entré dans ma tête pour me manipuler (…). Sans mon consentement et malgré moi, mon oncle a souillé mon corps d’enfant avec des baisers et des caresses d’adulte (…). Il a abusé de ma jeunesse, de ma détresse et de ma faiblesse.

Alice Guitton
La fille des ruines, extrait de la page 53

À quel moment avez-vous décidé d’en parler ?

A.G : À 13 ans, j’ai décidé d’en parler à ma mère pour la première fois. Je l’ai fait comme je pouvais, avec mes mots. Des mots d’enfants. Je lui ai dit que mon oncle était bizarre, qu’il regardait souvent mon décolleté. Je n’ai pas été entendue, ma mère, à cette époque, était l’ombre d’elle-même et sous l’emprise de mon père. J’ai été mise de côté.

Plus tard, un psychologue vous enjoint à déposer plainte. Comment cela s’est-il passé ?

A.G : Après cet épisode, j’ai grandi et ma mémoire est revenue par bribes. J’ai consulté une psychologue qui m’a littéralement forcée à porter plainte contre mon oncle. C’était en 2011. En réalité, je n’étais pas préparée à le faire. Comme pour 94 % des victimes, cette plainte a été classée sans suite, car l’infraction n’était pas suffisamment caractérisée. En d’autres termes, c’était la parole de mon oncle contre la mienne, les preuves n’étaient pas suffisantes.

« Classement sans suite. » Voilà, ça s’arrêtait là. Toutes ces années de souffrance et d’angoisse, toutes ces heures d’interrogation et de pression se soldaient par trois mots.

Alice Guitton
La fille des ruines, extrait de la page 121

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« Il y a des pédophiles qui se cachent derrière de bons pères de famille », commence la préface du livre La fille des ruines, d’Alice Guitton, publié en novembre 2024. (© Laurène Fertin – actu Rennes)

Vous dites que l’enquête a été totalement bâclée. Pour quelles raisons ?

A.G : Je me suis tournée vers l’association SOS victimes d’Ille-et-Vilaine, en octobre 2013, qui m’a indiqué qu’il était possible de consulter la totalité de mon dossier. Lorsque je l’ai consulté, six ans plus tard, j’ai pris conscience que les gendarmes n’avaient pas retranscrit fidèlement mon témoignage. Que des personnes qui devaient être auditionnées ne l’ont jamais été. Que mon dossier qui devait être transmis à la gendarmerie de Bain-de-Bretagne ne l’a jamais été non plus. Mon avocate avait par ailleurs supposé que ma plainte n’ait pas abouti parce que mon oncle se trouvait alors dans un état de santé préoccupant.

Vous décidez de contacter la CIVI, la Commission d’indemnisation des victimes, pour que votre statut soit enfin reconnu par la Justice. Comment cela s’est-il déroulé ?

A.G : La CIVI est un organisme qui permet l’indemnisation des victimes au nom de la solidarité nationale. Plus que l’indemnisation, c’était la reconnaissance de mes agressions qui m’importait. Malheureusement, on ne pouvait pas être âgé de plus de 21 ans et j’avais cet âge à ce moment-là. J’ai tout de même constitué un dossier. Je suis passée devant un jury.

J’avais 16 ans quand j’ai poussé la porte de la gendarmerie pour la première fois ; j’en avais 25 quand j’ai fermé celle de la CIVI pour la dernière fois. Toutes ces années de souffrances, de doutes, de peurs, de pleurs… Trop de fois j’avais été rabaissée, discréditée ou réduite au silence…

Alice Guitton
La fille des ruines, extrait de la page 185

Et votre statut a été, enfin, accepté. Que retenez-vous de ce parcours ?

A.G : Tout au long de mon parcours, je n’ai pas eu de chance. J’étais seule, j’ai avancé comme je l’ai pu. Auparavant, j’avais honte et je ressentais de la culpabilité vis-à-vis de mon passé. Aujourd’hui, je peux et je veux parler de mon histoire, j’ai trouvé une certaine forme de paix. Je me dis que je n’ai pas vécu tout cela pour rien. Je réside désormais en Vendée, j’ai changé de vie.

Que sont devenus votre oncle, et votre père ?

A.G : Mon oncle est décédé en 2012. Il n’a jamais été condamné par la Justice pour ce qu’il a fait. Quant à mon père, il a vécu trois ou quatre procès et en tout, il n’a fait que quatre mois fermes de prison. Lui non plus, n’a pas payé pour ce qu’il a fait. Je n’ai plus de contact avec lui.

J’espère, en tout cas, que mon livre aidera les victimes à ne pas perdre espoir.

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