Bart De Wever se trompe-t-il lorsqu’il dit que la Russie ne peut pas « perdre » ?

On ne connaît pas réellement, ni côté russe ni côté ukrainien, ce que j’appelle la théorie de la victoire. C’est ce que chaque État définit comme étant « gagner » la guerre. On peut supposer, dans les deux cas, qu’il existe une version maximale et une version minimale. Côté russe, la victoire maximale serait la conquête totale de l’Ukraine. Un scénario très peu crédible. Côté ukrainien, la victoire maximale serait la reconquête de 100 % du territoire, y compris la Crimée. Là non plus, ce n’est pas envisageable à moyen terme.

guillement

Autant je rejoins Bart De Wever sur l’aspect Euroclear, autant l’analyse qu’il fait sur la victoire ou la défaite de la Russie est problématique.

Si l’on passe aux objectifs « minimaux », pour la Russie, ce serait la prise complète des cinq oblasts qu’elle a annexés en 2022. Or, quand on regarde les cartes, on constate qu’elle ne contrôle que partiellement ces territoires. Cela montre bien qu’on en est loin. Côté ukrainien, la victoire minimale consisterait à démontrer que la Russie est incapable d’atteindre ses objectifs. C’est ce qu’on appelle un but négatif. De ce point de vue, les propos de Bart De Wever partent mal…

Il ne dit pas forcément que la Russie va gagner, mais qu’elle ne va pas perdre et qu’il faudra, de toute façon, négocier s’il y a une forme de confiscation de ses biens…

Si je reprends ses mots, dans l’interview publiée sur le site de La Libre, il dit en substance : « Qui croit vraiment que la Russie va perdre en Ukraine ? C’est une fable, une illusion totale. Ce n’est même pas souhaitable qu’elle perde, et que l’instabilité s’installe (ça, de toute façon, elle s’installera) dans un pays doté de l’arme nucléaire ».

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On disait la même chose de l’Union soviétique en 1991, et ça n’a pas été problématique. Autant je rejoins Bart De Wever sur l’aspect Euroclear et le fait d’être prudent sur ces milliards d’euros gelés (et les risques qui pèseraient sur la Belgique en cas de dégel pour financer l’Ukraine, NdlR), autant l’analyse qu’il fait sur la victoire ou la défaite est problématique. À mon sens, elle s’inscrit dans un triple alignement sur la vision américaine de la situation : d’une part, la croyance qu’on peut « gérer » l’escalade, rester dans un entre-deux où personne ne gagne vraiment, mais où l’on continue à soutenir l’Ukraine tout en réduisant la menace russe. D’autre part, la croyance au retour au business as usual une fois la guerre terminée. Et enfin la minimisation du risque de reprise de la guerre. Alors que certaines positions américaines de négociation – on le voit dans ce fameux plan américain en 28 points – permettraient à la Russie de profiter de la pause pour reconstituer ses forces, puis de reprendre facilement les hostilités. Et dans ce cas-là, la guerre n’est pas près d’être finie.

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« Les Ukrainiens sont en train de réduire la puissance du principal perturbateur européen. »

Ce serait une même erreur que lorsque l’Europe a quasiment fermé les yeux après la prise de la Crimée en 2014 ?

Oui. On a fermé les yeux sur une guerre qui, en réalité, n’a d’ailleurs jamais vraiment cessé.

On se soumet trop à la Russie ?

Oui. On rentre dans le jeu russe qui consiste à dire que la Russie ne peut pas perdre. Elle utilise la subversion, les menaces, y compris nucléaires – même si, de notre côté, nous disposons aussi de la force nucléaire – pour asseoir cet argumentaire. Il y a ici une vraie brèche avec les positions des autres États européens, qui soutiennent fermement l’Ukraine, à l’exception de certains leaders européens qui font leur campagne sur l’arrêt du soutien à l’Ukraine (les leaders tchèque et slovaque de manière ambigüe, hongrois plus clairement, NdlR.)

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C’est un manque de force politique au niveau européen ?

Oui. Et il y a une caractéristique assez marquée chez les dirigeants belges : ce sont souvent des « gestionnaires ». L’homme ou la femme d’État sont une espèce rare en Belgique.

Vous êtes dur, non ?

Citez-moi un nom… Est-ce qu’on a encore l’équivalent d’un Paul-Henri Spaak aujourd’hui ?

Il y a quand même la volonté de Bart De Wever de s’adresser aux Belges pour le soutenir sur ce dossier des fonds Euroclear, car le danger est très important…

Tout à fait. C’est une position raisonnable sur les fonds gelés. Mais ces phrases qui sortent dans son raisonnement trahissent un positionnement interpellant. On aimerait tous que les guerres s’arrêtent, c’est un biais humain, mais il faut être réaliste : les Ukrainiens ne lâcheront pas l’affaire, et les Russes non plus.

Belgium's Prime Minister Bart de Wever arrives for a meeting with Britain's Prime Minister Keir Starmer at 10 Downing Street in central London on December 12, 2025. (Photo by Ben STANSALL / POOL / AFP)Bart De Wever, lors de sa visite au Royaume-Uni le 12 décembre. Il en appelle à une véritable solidarité européenne à propos des actifs gelés chez Euroclear, en Belgique. ©AFP or Licensors

Est-ce que De Wever a bien compris que ces deux États sont dans des guerres de nécessité, de survie, et non dans des guerres de « choix » ? La Belgique, ces trente dernières années, n’a connu que des opérations de choix, sans intérêts nationaux vitaux mis en cause.

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« On est dans un rapport de soumission ici »

La Russie peut-elle « perdre » tout de même, avec toute la nuance que vous évoquez ?

La Russie n’a pas atteint ses objectifs minimaux de victoire. Elle n’a pas les cinq oblasts. La Grande Guerre patriotique (1941-1945), lorsque les Soviétiques ont fini à Berlin, a duré 1 418 jours. Ici, le 11 janvier, on sera au même stade, soit 1 418 jours de guerre en Ukraine. Avec environ 20 % du territoire pris entre 2014 et 2025. Et il a fallu plus d’un an pour faire 50 km, entre Donetsk et Pokrovsk. Voilà. La Russie ne peut pas gagner.

Il faut établir un vrai rapport de force avec le président russe Poutine…

Oui. Mais on est dans un rapport de soumission ici, qui valide le récit russe selon lequel la Russie gagne toujours, ce qui est faux historiquement. L’économie russe cède déjà. La Russie est en stagflation. Elle a des pertes démographiques importantes, un investissement fortement limité, et l’industrie de défense russe a des problèmes.

guillement

« Cela permet de remettre en place l’instrument de dissuasion que l’on a consciencieusement sapé ces trente dernières années. »

Même au niveau énergétique, car 30 % de ses capacités de raffinage ont été détruites (ou réduites, NdlR). Elle exporte toujours gaz et pétrole à travers sa flotte fantôme et réussit à contourner les sanctions, mais elle doit interdire en partie les exportations de produits raffinés pour prioriser son marché intérieur.

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On sent que certains pays européens veulent néanmoins lâcher l’Ukraine…

Pourtant qui voudrait d’une Ukraine devenue russe ? Avec les technologies qu’elle a développées, ses ingénieurs, ses techniciens, ses soldats ? Stratégiquement, ce ne serait pas un calcul gagnant pour l’Europe. L’aide à l’Ukraine rend service stratégiquement à toute l’Europe. Plus la Russie est affaiblie par les forces ukrainiennes, plus nous gagnons du temps pour monter en puissance et réduire la probabilité de voir les Russes s’en prendre à d’autres États. Cela permet de remettre en place l’instrument de dissuasion que l’on a consciencieusement sapé ces trente dernières années.

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« La mort de l’impérialisme russe ne serait pas un problème. Bart De Wever, en historien, le sait. »

En appuyant sur le bouton guerre, Poutine a mis sa propre société et sa propre économie sous pression et a introduit les germes de l’instabilité dans son pays. La trace va rester longtemps. Les Ukrainiens sont en train de réduire la puissance du principal perturbateur européen. La mort de l’impérialisme russe ne serait pas un problème. Ce ne serait pas la première fois qu’un empire meurt d’avoir été trop gourmand, et Bart De Wever, en historien, le sait.

Venons-en au rôle des États-Unis. Est-ce qu’ils ne jouent pas un double jeu : affaiblir la Russie, certes, mais aussi maintenir l’Europe dans une forme de dépendance, notamment industrielle ?

C’est vrai qu’on est dans une situation particulière. Nous, Européens, via le dispositif PURL (Prioritised Ukraine Requirements List) achetons de l’armement pour l’Ukraine aux États-Unis, ça offre à Washington un levier de coercition.

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Certains estiment qu’il faut justement acheter américain pour ne pas s’exposer à des problèmes… paradoxalement.

Oui. C’est un piège. Si vous n’achetez pas américain, vous poussez les Américains à se désengager. Mais si vous achetez américain, vous vous retrouvez avec une épée de Damoclès sur la tête. Cela pourrait être un levier de coercition pour forcer l’Europe à signer la « paix », même dans de mauvaises conditions. L’exemple typique, c’est le F-35. Mais ce n’est pas le seul.

A Lockheed Martin F-35 Lightning II performs a display flight at Al-Maktoum International Airport during the Dubai Airshow 2025 in Dubai on November 17, 2025. (Photo by Giuseppe CACACE / AFP)Le F-35, de Lockheed Martin, a été acheté en nombre par les pays européens. ©AFP or licensors

Les systèmes de commandement et de contrôle de l’Otan sont américains. Une bonne partie de l’input en matière de renseignement est américaine. Ce n’est pas pour rien que le Portugal, la Pologne ou la Finlande se dotent de satellites de renseignement désormais. Il y a une recherche de solutions à la possibilité d’une défection américaine.

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Pour revenir sur Euroclear : pour vous, la solution serait plutôt de mettre en place une dette commune ?

En soi, oui, c’est une piste tout à fait défendable. Il faut distinguer plusieurs choses. Il y a l’idée de fournir des moyens à l’Ukraine pour la reconstruction. Les États européens ont déjà prouvé qu’ils pouvaient mobiliser de l’argent lorsqu’ils le décident (comme lors du Covid, NdlR). Et celle de punir la Russie pour l’agression, en envoyant un message politique clair : « Vous avez cassé, vous payez ».

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« Sans un message fort, ce sera un suicide stratégique »

L’affaire des actifs russes chez Euroclear n’est donc pas qu’une question technique ou financière ; c’est aussi une question de signal politique. Mais certains politiques ont peur du risque financier, de représailles, alors que la Russie ne respecte pas, de son côté, plusieurs traités. Il faudra voir comment l’Histoire retiendra cette séquence.

Il faudra un message d’unité et de persuasion ce 18 décembre ?

Tout à fait. Aussi bien face à la Russie, qui veut fragmenter l’Otan, qu’aux Américains, qui veulent fragmenter l’Union européenne. Les Européens n’auront pas d’autre choix que d’adresser un message fort aux Russes et aux Américains, sinon ce sera un suicide « stratégique ».