Pour l’avenir de l’Ukraine et de l’Union européenne, l’enjeu est de taille. Le Conseil européen se réunit jeudi et vendredi pour trancher la question des avoirs russes gelés. Encore faut-il que les États membres parviennent à se mettre d’accord. Les négociations sont « de plus en plus difficiles », a concédé en début de semaine la cheffe de la diplomatie de l’UE, Kaja Kallas.

Au total, près de 210 milliards d’euros d’actifs appartenant à la Banque centrale de Russie dorment dans les coffres européens. La grande majorité, environ 185 milliards, est stockée chez Euroclear, une société internationale de dépôt et de règlement basée en Belgique.

Les 27 envisagent d’utiliser ces avoirs pour réaliser un « prêt de réparation » à l’Ukraine. Le plan consiste à récupérer les avoirs russes détenus par les institutions financières, notamment Euroclear, sous forme de prêt, pour que l’UE les prête à son tour à l’Ukraine. L’Europe compte sur le paiement des réparations de la Russie à Kiev pour se faire rembourser, si tant est que Moscou le fasse véritablement. Les fonds resteront bloqués tant que la Russie n’aura pas réglé la facture. Une solution qui représenterait néanmoins des risques d’un point de vue juridique mais aussi financier.

Mais l’horloge tourne alors que l’Ukraine aurait besoin de plus de 51 milliards d’euros de soutien militaire en 2026, et que le coût de la reconstruction avoisinerait les 445 milliards d’euros, d’après un rapport du Parlement européen. « Quels que soient les risques, ne rien faire serait un tel signal de faiblesse que l’UE pourrait disparaître de la scène géopolitique mondiale », a confié à La Tribune Michel Duclos, ex-diplomate et conseiller spécial géopolitique et diplomatie à l’Institut Montaigne.

La question de la légalité

Parmi les pays européens les plus ouvertement opposés à ce projet, la Belgique est en tête puisque Euroclear est basée à Bruxelles. Si le prêt à l’Ukraine échoue, le pays craint de devoir restituer seul les avoirs à la Russie. Le Premier ministre belge, Bart De Wever, réclame ainsi une véritable garantie des autres États membres qui, pour le moment, ne repose que sur la volonté des pays. « Je veux un maximum de sécurité juridique. Je veux de la solidarité. Et je veux de la transparence sur la situation dans les autres pays », avait-il déclaré en octobre.

D’autant que l’étau se resserre autour d’Euroclear. La Banque centrale russe a saisi la justice à Moscou contre l’entreprise en fin de semaine dernière après la décision de l’UE de geler « indéfiniment » les avoirs. Le porte-parole d’Euroclear a indiqué que l’entreprise fait déjà « l’objet de plus de 100 procédures judiciaires dans ce pays ».

Si, au niveau du droit international, le gel de ces actifs est bien légal, les opinions des juristes divergent constamment concernant leur confiscation, précise un rapport d’analyse publié par le think tank du Parlement européen paru en septembre. Pour la simple et bonne raison que les avoirs d’un État bénéficient d’une immunité mais surtout qu’il n’y a pas de précédent.

La solution d’un « prêt de réparation » pour l’Ukraine est néanmoins vue par certains experts comme une solution en accord avec le droit international puisqu’elle ne consisterait pas en une pure confiscation. « C’est possible juridiquement. En réalité ce qui manque c’est le courage politique de le faire », indique à La Tribune Emmanuel Daoud, avocat spécialiste en droit pénal international. « Techniquement les outils existent ». Par ailleurs, « selon un document de la Commission du droit international des États-Unis, l’État victime peut demander réparation de tous les dommages causés par l’État agresseur », complète-t-il.

De son côté, Euroclear ne voit pas les choses du même œil. « Beaucoup considéreront l’utilisation obligatoire des liquidités d’Euroclear comme une confiscation de facto. Une contestation judiciaire est presque certaine », argue à La Tribune un porte-parole de la société belge. Euroclear n’exclut pas de prendre de son côté des mesures juridiques.

Dans la newsletter What’s up EU, Paul Dermine, professeur de droit de l’Union européenne à l’université libre de Bruxelles et ancien référendaire à la Cour de justice de l’UE à Luxembourg, pointe du doigt l’article qui sert de base juridique au prêt de l’UE, le 122 TFUE, qui permettrait de contourner le veto des États membres. « Il y a fort à parier que si le plan est adopté, cet aspect fera immédiatement l’objet d’une contestation en justice, par la Belgique, la Hongrie ou Euroclear elle-même », argue le spécialiste.

Un risque pour la stabilité financière

Mais au-delà de la question purement légale et juridique, la « saisie » de ces avoirs russes pourrait avoir des conséquences plus larges sur la stabilité financière et la confiance des agents dans l’euro. « Jamais les avoirs d’une banque centrale n’ont été confisqués dans l’histoire », commente Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l’Iris, et ancien ambassadeur à Moscou, auteur de Géopolitique de la Russie chez Eyrolles. Pour le diplomate, « la préoccupation n’est pas seulement le risque juridique tenant à la confiscation des avoirs, mais aussi l’affaiblissement de l’euro dans sa capacité de devise et de réserve pour les banques centrales du monde », argue-t-il.

Des risques également soulevés par Euroclear. Le plan « affaiblira le climat d’investissement en Europe » et « la prime de risque qui en résultera entraînera une augmentation durable des écarts de rendement des obligations souveraines européennes, ce qui augmentera les coûts d’emprunt pour tous les États membres », complète son porte-parole.

Si la Banque centrale européenne a mis en garde plusieurs fois sur l’utilisation illégale des avoirs pour ces mêmes raisons, la présidente de la BCE a adouci son discours concernant le dernier plan de l’UE. « Je pense que ce projet […] est le plus conforme aux principes du droit international que j’ai vu jusqu’à présent », a commenté Christine Lagarde mercredi dernier.

La Belgique craint de payer les pots cassés

Au regard de ces obstacles, les discussions s’annoncent tendues ce jeudi. La Belgique n’est plus isolée, l’Italie a également indiqué vouloir s’éloigner du projet, ainsi que Malte et la Bulgarie.

Le gouvernement belge demande également que les actifs russes détenus dans les autres pays soient aussi mobilisés. D’après un article du Financial Times publié la semaine dernière, 18 milliards d’euros d’argent russe reposeraient dans des comptes bancaires en France.

Autre crainte émise par la Belgique : le risque de contre-mesures de la part de la Russie. « La Russie est susceptible de riposter en confisquant les actifs d’Euroclear, ceux détenus pour le compte de clients ou les actifs d’autres sociétés européennes », affirme également le porte-parole de l’entreprise. Et d’après les dernières données au second trimestre 2025 de la Banque des règlements internationaux (BRI), les banques commerciales françaises seraient les plus exposées à la Russie avec 23,6 milliards de dollars au passif de résidents russes.

Une alternative au « prêt de réparation » consisterait à ce que les États membres financent directement l’Ukraine, en s’appuyant sur un nouvel emprunt commun. Une solution à laquelle s’oppose l’Allemagne. Le chancelier allemand a multiplié cette semaine les prises de parole en faveur de l’utilisation des avoirs. « Si nous n’arrivons pas à le faire, la capacité d’action de l’Union européenne sera gravement compromise pour des années, et même plus longtemps », a déclaré lundi Friedrich Merz.

L’UE doit aussi vite prendre une décision alors que les États-Unis ont déjà donné des indications sur l’utilisation de ces avoirs dans son plan de paix en 28 points pour mettre fin à la guerre.

Le document prévoyait que 100 milliards des fonds seraient investis pour aider les entreprises américaines à financer la reconstruction en Ukraine, et que les États-Unis percevraient 50 % des bénéfices. Mais également que l’Europe ajouterait 100 milliards de son côté pour la reconstruction. Le reste des avoirs russes serait placé dans un « véhicule d’investissement américano-russe ». Des propositions rapidement rejetées par les Européens. Quoi qu’il en soit, les Américains ne peuvent pas débloquer ces avoirs russes gelés, qui sont placés sous sanctions européennes.

La cheffe de la diplomatie de l’UE, Kaja Kallas a en tout cas promis que personne ne sortira de la salle à partir de jeudi tant qu’une décision ne sera pas prise. Pour l’ex-diplomate Michel Duclos, « quels que soient le débat technique et les risques, l’UE est trop engagée et si rien n’est fait, le signal de faiblesse sera terrible ».