Dans « Cette Amérique qui nous déteste », Richard Werly s’intéresse aux racines de l’incompréhension grandissante entre l’Europe et les États-Unis. Entretien.

Dans le mille ! Le livre Cette Amérique qui nous déteste (Éditions Nevicata, 192 p., 19 euros), qui vient de sortir, ne pouvait pas mieux tomber. Richard Werly, son auteur, fin connaisseur de l’Europe et des États-Unis, a vu juste : la détestation dans laquelle les États-Unis tiennent l’Europe n’est pas un coup de sang passager, mais une lame de fond révélatrice. Elle dit beaucoup non seulement sur l’histoire du géant américain, mais aussi sur le déséquilibre à la base même des relations qu’ont nouées dès le départ le Vieux Continent et le Nouveau Monde. Richard Werly ne ressasse pas les vieux poncifs antiaméricains, mais constate les changements prodigieux qui secouent les États-Unis et dont Donald Trump est tout à la fois le symptôme et le moteur. Outre-Atlantique, « nous ne sommes plus dignes de confiance ».

Le reportage que l’auteur a effectué en automne 2024 à travers les États-Unis, en camping-car, du nord au sud, constitue l’origine et la trame de ce questionnement à la base de ce livre : « J’ai achevé les 4 000 miles de route, entre Chicago et Mar-a-Lago, sur un constat amer. Les États-Unis ne sont plus du tout le pays que ma génération, née à la fin des années 1960, avait appris à aimer et à respecter. »

Au fil de son voyage, Richard Werly rencontre des personnages improbables, comme Greg, mécanicien, militant gay et soutien de Donald Trump. Il considère les Européens comme des mous incapables de se défendre eux-mêmes.

Dans la bouche du mécano, l’explication de cette incompréhension entre deux mondes tient à une colère enfouie qu’il confie au journaliste reporteur : « On sème le bordel dans le monde depuis toujours parce qu’on est un pays en colère, une société en colère, une population en colère. C’est cette colère que vous, les Européens, vous ne comprenez pas. »

Cette Amérique qui nous déteste est un livre à thèse : une démonstration fourmillante d’anecdotes et de références qui donne du grain à moudre et pousse à réfléchir sur l’avenir d’un lien qui a changé sans que l’on s’en soit rendu compte. Richard Werly nous invite à retirer nos lunettes roses, qui nous font voir une Amérique conforme à l’image que nous voulions en avoir : la puissance rassurante et protectrice dont nous devons désormais faire le deuil.

Le Point : Qui nous déteste au sein de la société américaine ?

Richard Werly : Cette Amérique qui nous déteste brosse le portrait de la détestation de l’Europe, et de nous, les Européens, par le camp Maga [Make America Great Again, NDLR] que Donald Trump a réussi à fédérer pour se faire élire le 6 novembre 2024. Cette Amérique est celle des électeurs « trumpistes », convaincus d’être les détenteurs et les défenseurs des valeurs de l’Occident − valeurs qu’ils nous accusent de trahir. Ils croient en la force et voient l’Europe comme un continent de faibles. Ils sont convaincus que les États-Unis restent le pays de l’innovation et du progrès, alors que les pays européens tournent le dos à l’avenir. On pourrait parler de mépris, ou d’indifférence méprisante. Mais la publication du récent document stratégique de l’administration Trump prouve que cela va plus loin. Il y a une volonté affirmée et revendiquée de nous vassaliser. Or vouloir dominer, asservir et vassaliser, c’est, au fond, nous détester pour ce que nous sommes.

Allons-nous tout droit vers le divorce entre les États-Unis et l’Europe ?

Sommes-nous condamnés à divorcer ? Peut-être pas. Mais à la séparation des corps, sans doute. Je m’explique : les administrations américaines peuvent changer, et les gouvernements européens aussi. Faut-il prendre acte maintenant du fait que les deux rives de l’Atlantique ne partagent plus rien et ont mieux à faire en cheminant chacun de leurs côtés ? Je ne le crois pas. La communauté historique, culturelle et, pour l’heure, démocratique existe encore. Mais il faut en revanche acter l’emprise américaine. il faut s’en détacher. Il faut « marquer le coup » et être prêt à se défendre. Oui à la séparation, et si le divorce doit survenir, il doit être entre deux égaux.

Qu’ont à perdre les Américains en cas de crise dans les relations transatlantiques ?

Il faut distinguer le peuple américain dans son ensemble et l’administration américaine actuelle, celle qui est présidée par Trump. Le peuple américain a, selon moi, beaucoup à perdre d’une séparation avec l’Europe et, d’ailleurs, le document stratégique l’évoque. L’intérêt économique commande en particulier que les États-Unis et l’Europe coopèrent. Si l’on croit encore aux valeurs démocratiques, nous devons alors coopérer. L’administration Trump, elle, aura aussi beaucoup à perdre si l’Europe se cabre, car ses soutiens parmi les géants de la tech ont impérativement besoin du marché européen pour prospérer. C’est au fond là que réside notre arme de dissuasion massive : sans l’Europe, la puissance des États-Unis se retrouvera amputée et amoindrie. Faisons-le-leur comprendre !

Pourquoi ne pas désigner un commissaire européen des Relations avec les États-Unis ?

Ils ont donc davantage besoin des Européens qu’ils ne l’affirment ?

Oui et, paradoxalement, ce besoin est à la fois leur force − il alimente leur détermination à nous vassaliser − et leur faiblesse − ils auront des difficultés à nous remplacer si on se cabre et que l’on dit non.

Nous ne voulions pas voir et, désormais, nous nous plaignons d’être la cible de cette vindicte. Nous passons du déni à la victimisation. Une troisième voie ?

La troisième voie, c’est l’autonomie de nos décisions. Sommes-nous prêts nous les Européens à reprendre le contrôle de notre destin stratégique, ou sommes-nous au fond convaincus que, vu notre diversité, il n’y a pas de meilleure solution que de s’accommoder du gendarme américain et de le suivre dans ses desseins les plus fous ? Rappelons-nous que la question s’est posée en 2003, lors de l’intervention américaine en Irak. La France et l’Allemagne ont dit non. Une autre partie de l’Europe a dit oui et s’est engagée dans le désert irakien. Il me paraît assez clair que la détestation de l’actuelle administration américaine n’est pas vécue partout de la même manière en Europe. La troisième voie peut aussi passer par des actes. Par exemple, pourquoi ne pas désigner un commissaire européen des Relations avec les États-Unis ? Pourquoi ne pas faire un audit approfondi de dix ans de relations commerciales avec les États-Unis ? La troisième voie commence par ce devoir d’inventaire.

Cette haine de l’Amérique Maga peut-elle être une chance pour l’Europe ?

Tout est sur la table. L’objectif de mon livre est de montrer que nous ne pouvons plus fermer les yeux devant une pareille détestation de ce que nous sommes devenus, de nos sociétés, de notre État providence etc. Ouvrir les yeux, cela veut aussi dire se regarder dans le miroir. Un bon tiers des Européens pensent aujourd’hui comme Trump que l’Europe est en train de s’affaisser sur le plan civilisationnel. Est-ce vrai ? Je ne le crois pas. Montons donc au créneau pour le dire. Mettons en avant un narratif pour contrer cette détestation. Or, au moment où nous parlons, je ne vois rien venir.

Quelle peut être une relation « saine » avec Washington ?

Il n’y a jamais, entre États, en particulier entre puissances, de relations idéales. C’est ainsi. Une meilleure relation serait une relation dans laquelle l’administration Trump fixe des priorités (ce qui est son droit le plus strict) et cesse de menacer ceux qui les contestent. Une relation saine, c’est une Europe qui commence à réglementer et à taxer les géants de l’Internet, qui ligotent nos sociétés et nos données. Une relation saine, c’est une relation plus équilibrée où l’on arrête les injures, les interférences et ingérences politiques.

La roue tourne, le Japon a été un souffre-douleur, c’est désormais au tour de l’Europe ?

Le Japon était perçu aux États-Unis comme un conquérant. Ce n’est pas le cas avec l’Europe. Dans le cas de l’Europe, la détestation est moins nourrie par la compétition commerciale et financière que par le rejet politique et les désaccords sociétaux. Au fond, c’est plus grave. Nous ne sommes pas détestés parce que nous vendons des voitures allemandes aux États-Unis. Cette Amérique nous déteste parce que nous refusons de lui obéir et que nous contestons son interprétation des valeurs occidentales. Avec le Japon, c’était un conflit d’intérêts. Avec l’Europe, c’est une guerre culturelle.