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Par Olivier d’Auzon – Découvrez son dernier ouvrage chez Erick Bonnier : AFRIQUE 3.0
Sous couvert d’aider l’Ukraine, l’Union européenne s’engage dans une fuite en avant juridique et financière dont les conséquences pourraient se retourner contre elle — et accélérer son déclassement stratégique.
L’Union européenne vient de franchir un seuil dangereux. En décidant d’immobiliser indéfiniment les avoirs russes saisis, au moyen d’une procédure exceptionnelle contournant le veto de certains États membres, Bruxelles n’a pas seulement pris une décision politique contestable : elle a mis en cause l’un des piliers silencieux de l’ordre international, à savoir la sécurité juridique des avoirs souverains.
L’objectif officiellement affiché est double : financer l’effort militaire ukrainien et préparer la reconstruction du pays. Mais aucune de ces justifications ne résiste à l’examen. Les fonds russes gelés ne permettront ni une hypothétique « défaite stratégique » de Moscou, ni la reconstruction complète d’un pays dont les besoins se chiffrent en centaines de milliards d’euros. En revanche, les dommages collatéraux pour l’Union européenne pourraient être considérables.
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Car sur le plan du droit international, cette décision heurte frontalement un principe fondamental : l’immunité d’exécution des États. Ce principe, consacré par la coutume internationale et rappelé par la Convention des Nations unies de 2004 sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens, protège les actifs souverains contre toute saisie ou utilisation coercitive en dehors d’un cadre juridictionnel strict. Même si cette convention n’est pas universellement ratifiée, elle reflète un consensus juridique ancien et largement admis.
La Cour internationale de Justice l’a rappelé avec fermeté, notamment dans l’arrêt Allemagne c. Italie (2012), en soulignant que l’immunité de l’État étranger n’est pas un privilège politique, mais une garantie structurelle de stabilité des relations internationales. En s’en affranchissant, l’Union européenne ouvre une brèche dont elle pourrait être la première victime.
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Les précédents historiques sont éclairants. Les rares cas de confiscation d’avoirs étatiques — l’Iran après 1979 ou l’Irak dans les années 1990 — reposaient sur des circonstances exceptionnelles, souvent adossées à des résolutions explicites du Conseil de sécurité des Nations unies. Rien de tel n’existe aujourd’hui concernant la Russie. En prétendant créer une « légalité européenne » autonome, Bruxelles ne renforce pas l’ordre fondé sur le droit : elle contribue à sa fragmentation.
Le signal envoyé aux investisseurs internationaux est, dès lors, désastreux. Si les actifs souverains peuvent être durablement gelés, voire confisqués, pour des raisons essentiellement politiques, alors plus aucun capital étranger n’est réellement à l’abri dans les banques européennes. Le risque d’un retrait progressif — mais massif — de capitaux est réel, et pourrait à terme coûter à l’Union bien plus que les sommes qu’elle prétend mobiliser pour l’Ukraine.
C’est pourquoi certains analystes avancent une autre lecture. Selon le géopolitologue Andrew Korybko, la manœuvre européenne viserait moins à aider Kiev qu’à empêcher un rapprochement stratégique entre Washington et Moscou. Des fuites relatives à un possible cadre de règlement russo-américain évoquent en effet l’utilisation future des avoirs russes gelés en Europe pour financer des projets conjoints, notamment dans les secteurs de l’énergie et des matières premières stratégiques. Un tel scénario marginaliserait l’Union européenne dans la recomposition de l’ordre économique mondial.
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Dans cette perspective, l’immobilisation indéfinie des avoirs russes constituerait une première étape : créer un fait accompli juridique, neutraliser les oppositions internes, puis avancer vers une confiscation partielle ou une utilisation comme garantie financière. Le contournement du veto de pays comme la Hongrie ou la Slovaquie révèle une dérive institutionnelle préoccupante, où l’exception devient méthode.
Reste une question essentielle : l’Union européenne peut-elle durablement défendre l’État de droit à l’extérieur tout en le fragilisant de l’intérieur ? Comme le rappelait le juriste Prosper Weil, « le droit international ne survit que s’il résiste à son instrumentalisation politique ». À force de vouloir transformer le droit en arme, Bruxelles risque de découvrir qu’il ne protège plus personne — pas même elle-même.
En croyant affaiblir la Russie, l’Union européenne prend surtout le risque de se dépouiller de ce qui faisait sa force : le droit, la confiance et la crédibilité.
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Olivier d’Auzon est consultant juriste auprès des Nations unies, de l’Union européenne et de la Banque mondiale. Il a notamment publié : Piraterie maritime d’aujourd’hui (VA Éditions), Et si l’Eurasie représentait « la nouvelle frontière » ? (VA Éditions), L’Inde face à son destin (Lavauzelle), ou encore La Revanche de Poutine (Erick Bonnier).