LES ARNAQUEURS DE L’UNION EUROPÉENNE (5/5). Loin des fraudes massives italiennes ou polonaises, l’Hexagone cultive la rigueur budgétaire. Jusqu’à ce que l’affaire Le Pen révèle son angle mort : le financement des partis.

La France ne figure pas dans le trio de tête des fraudeurs aux fonds européens. Loin derrière la Roumanie, l’Italie ou la Pologne en volume de dossiers, l’Hexagone cultive une image de rigueur budgétaire. Pourtant, quand la fraude frappe en France, elle est rattrapée par son péché mignon : le financement politique.

Le 31 mars 2025, le tribunal correctionnel de Paris fait basculer la vie politique de l’Hexagone. Marine Le Pen, l’une des favorites pour la présidentielle de 2027, est condamnée à quatre ans de prison, dont deux avec sursis, et surtout à cinq ans d’inéligibilité au titre de l’exécution provisoire.

Neuf eurodéputés et douze assistants parlementaires du Rassemblement national tombent avec elle. Le préjudice pour les fonds européens est calculé à 2,9 millions d’euros, considérés comme détournés entre 2004 et 2016.

Le scandale qui ébranle la République

Le système était d’une simplicité déconcertante. Des assistants parlementaires européens, payés par Bruxelles jusqu’à 21 000 euros par mois, n’ont jamais mis les pieds au Parlement européen. Ils travaillaient en réalité pour le parti à Paris. Catherine Griset, ancienne belle-sœur de Marine Le Pen, n’apparaît que 12 heures à Bruxelles entre septembre 2014 et août 2015. Elle touche pourtant 300 000 euros. Thierry Légier, garde du corps du clan Le Pen, reçoit 7 237 euros net mensuel pour un emploi qu’il n’occupe pas.

En 2014, un SMS du trésorier Wallerand de Saint-Just trahit la stratégie : « Dans les années à venir… nous ne nous en sortirons que si nous accumulons des économies grâce au Parlement européen. » Le parti, endetté à hauteur de 9,4 millions d’euros, frôlait la faillite. Les fonds européens deviennent alors une bouée de sauvetage. C’est ainsi que le tribunal correctionnel établit sa sentence.

L’origine de l’enquête est européenne. En 2014, une lettre anonyme arrive au Parlement européen. Elle dénonce l’emploi fictif d’assistants parlementaires du Front national (futur Rassemblement national). Martin Schulz, président social-démocrate allemand du Parlement, constate lui-même l’anomalie : 20 des 24 assistants parlementaires des eurodéputés FN figurent sur l’organigramme du parti en France. En mars 2015, il saisit l’Olaf.

L’Office européen de lutte antifraude ouvre alors deux investigations. La première, conclue en 2016, se concentre sur Catherine Griset et Thierry Légier. La seconde, bouclée en 2018, élargit le spectre à l’ensemble du système. Les enquêteurs de l’Olaf démontrent que ces « assistants parlementaires » ne fournissaient aucun travail au Parlement européen. Certains n’ont jamais rencontré l’eurodéputé auquel ils étaient censés être rattachés.

L’enquête élargie par la justice française

L’office européen antifraude rend ses conclusions administratives : détournement caractérisé, recommandation de récupération de 420 000 euros, transmission aux autorités judiciaires compétentes. C’est à ce moment précis que l’affaire bascule de Bruxelles à Paris.

Car si l’Olaf peut enquêter, il ne peut pas poursuivre. Il n’a aucun pouvoir judiciaire. Ses recommandations alimentent deux procédures distinctes : une administrative au Parlement européen, qui récupère intégralement les 420 000 euros, et une judiciaire en France, où les faits ont été commis.

En 2016, le parquet de Paris ouvre une information judiciaire pour abus de confiance et escroquerie en bande organisée. Les juges d’instruction français reprennent le dossier de l’Olaf, l’enrichissent d’auditions, de perquisitions, d’analyses de comptes bancaires. À la demande des magistrats français, des experts de l’Olaf viennent même assister la police judiciaire en qualité de témoins techniques.

Le RN ne fut pas le seul à pratiquer cette astuce. Le MoDem a subi lui aussi les foudres judiciaires pour le même stratagème. Si François Bayrou a été relaxé, huit personnes, dont cinq anciens députés, ont été condamnées. Et une enquête est en cours sur La France insoumise.

Les douanes françaises, des détectives efficaces

L’affaire Le Pen illustre la mécanique européenne de lutte contre la fraude avant la création du Parquet européen. L’Olaf détecte, enquête, recommande. Mais ce sont les juridictions nationales qui poursuivent et condamnent. Un système à deux étages, qui fonctionne quand les États membres jouent le jeu. Ce qui n’est pas toujours le cas.

Si cette affaire frappe par sa dimension politique, les fraudes détectées par les douanes françaises révèlent une créativité criminelle intéressante mais assez classique. La Direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI), via sa Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), s’est imposée comme un acteur clé de la détection.

En novembre 2025, le Parquet européen saisit 2,4 millions d’euros à une société d’import-export située en région parisienne. Six dirigeants sont soupçonnés d’avoir importé pour 21 millions d’euros de chaussures et de sacs chinois entre 2018 et 2024. La méthode : sous-évaluer systématiquement les marchandises lors de 440 déclarations douanières. Résultat, 6,5 millions d’euros de droits de douane et de TVA éludés.

En octobre 2024, une filiale française d’un groupe multinational est condamnée à 150 000 euros d’amende. Entre octobre 2019 et juillet 2022, l’entreprise avait volontairement mal classé ses importations de gels lubrifiants, préservatifs et gels antibactériens en provenance de Thaïlande et d’Indonésie. Plus de 6 millions d’euros de marchandises, 419 000 euros de préjudice. Les douanes du Havre ont repéré l’anomalie en mars 2022. L’entreprise a plaidé coupable, remboursé les taxes, écopé de l’amende. Du menu fretin.

En avril 2024, dans l’ouest de la France, quatre suspects sont interpellés. Leurs comptes sont saisis à hauteur de 12,5 millions d’euros saisis en France, au Luxembourg, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni. Le montant de la fraude présumée s’élève à 60 millions d’euros. Le schéma est, pour le coup, assez sophistiqué. Des sociétés-écrans auraient été créées uniquement pour obtenir des remboursements de TVA sur de fausses exportations vers des pays hors UE. Faux documents, fausses identités, comptes bancaires multiples dans plusieurs pays. Un prestataire spécialisé gérait même les formalités administratives pour récupérer les crédits de TVA. L’argent était ensuite dispersé sur des dizaines de comptes ouverts sous de fausses identités. On approche de la sophistication italienne.

Ces affaires dessinent un portrait contrasté de la fraude française. On a plutôt affaire à des montants qui restent modestes comparés aux carrousels TVA italiens à 520 millions d’euros ou au scandale polonais RARS à 91 millions d’euros. La fraude politique reste la plus dévastatrice symboliquement. Le tribunal de Paris l’a d’ailleurs souligné en évoquant « une atteinte grave et durable aux règles de la vie démocratique en Europe, mais surtout en France ».

Les fraudes douanières, elles, révèlent l’efficacité du dispositif français de détection. La DGDDI et son bras armé, la DNRED, collaborent étroitement avec le Parquet européen. Tous les cas français récents proviennent de signalements des douanes. Un contraste avec d’autres pays où les autorités nationales rechignent à transmettre les dossiers au Parquet européen basé à Luxembourg.

Le parquet européen, une révolution silencieuse

Le Parquet européen (EPPO), opérationnel depuis juin 2021, a changé la donne. En 2024, 1 504 nouvelles enquêtes ont été ouvertes, représentant 13,07 milliards d’euros de préjudice estimé. Les 2 666 dossiers actifs totalisent 24,8 milliards d’euros. Plus de la moitié concerne la fraude à la TVA (13,15 milliards), démontrant l’ampleur des carrousels transfrontaliers.

Pour la France, l’EPPO représente une opportunité. Le pays a rejoint le dispositif dès le départ, contrairement à la Pologne (qui n’a adhéré qu’en 2024, après la victoire de Donald Tusk aux législatives). La Hongrie, le Danemark ou l’Irlande refusent toujours d’y adhérer. Les procureurs européens délégués à Paris bénéficient d’une coopération fluide avec les autorités nationales, notamment les douanes.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : 205 mises en accusation en 2024 (+ 47 % par rapport à 2023), 849 millions d’euros d’avoirs gelés, 2,42 milliards de saisies ordonnées. L’EPPO a démantelé plusieurs organisations criminelles majeures, dont l’opération « Admiral », qui a révélé 2,9 milliards d’euros de fraude à la TVA, la plus importante jamais découverte dans l’UE.

Mais le Parquet européen souffre d’un handicap majeur : seulement 1,7 % des signalements proviennent des institutions européennes elles-mêmes, selon le rapport annuel 2024 de l’institution.

Les défis qui demeurent

La fraude aux fonds européens n’a pas disparu. Elle s’est adaptée. Les 311 enquêtes en cours sur le plan de relance européen (NextGenerationEU, 2,8 milliards d’euros de préjudice estimé) montrent que les criminels ciblent désormais les nouveaux instruments financiers. La « Facilité pour la relance et la résilience », dotée de 648 milliards d’euros post-Covid, offre des opportunités inédites.

Il faudrait renforcer les moyens de l’EPPO, contraindre les institutions européennes à signaler systématiquement les suspicions, harmoniser les législations nationales sur la corruption et la fraude, étendre les compétences du Parquet européen aux violations de sanctions, particulièrement cruciales depuis la guerre en Ukraine.

Car, au fond, notre série en cinq épisodes sur les fraudes européennes raconte une même histoire : celle d’un continent riche qui attire la convoitise, et d’institutions qui apprennent, lentement mais sûrement, à se défendre. La création de l’EPPO marque un tournant historique. Pour la première fois, l’Union européenne se dote d’un outil judiciaire capable de poursuivre les criminels par-delà les frontières. Reste à lui donner les moyens de ses ambitions. Et à convaincre tous les États membres de jouer le jeu. Car la fraude, elle, ne connaît pas de frontières.