Plus encore que le « général Hiver » ou la combativité de l’armée russe engagée dans la « Guerre patriotique », les maladies ont vaincu la Grande Armée de Napoléon Ier engagée en Russie. Dans leurs mémoires, les contemporains survivants, parmi lesquels Joseph Romain Louis de Kerckhove, alors tout jeune médecin, l’avaient déjà couché sur le papier. Depuis la découverte à Vilnius, en Lituanie, en 2001 d’un charnier abritant les restes d’au moins 3 629 soldats de l’empereur, découverts sans aucun traumatisme par arme blanche ou arme à feu, c’est désormais la biologie qui vient le confirmer.

En décembre 1812, quelques jours après avoir traversé la Bérézina, entre 30 000 et 40 000 hommes d’une armée décimée – elle atteignait le demi-million quelques mois plus tôt – sont arrivés dans l’actuelle capitale lituanienne, nommée à l’époque Wilna. Ayant bravé le froid extrême, beaucoup ne survécurent pas aux conditions sanitaires atroces, et furent enterrés à la hâte, avec leurs uniformes en guenilles et au milieu des chevaux. En 2006, une première étude avait identifié des fragments de poux dans des échantillons de terre lituanienne. Ce parasite est connu pour être le vecteur du typhus exanthématique, dont les épidémies ravagent les rangs des armées en campagne lorsque les conditions d’hygiène se dégradent. Mieux encore : la présence dans les dents de soldats de l’ADN de Rickettsia prowazekii, la bactérie responsable du typhus, avait été mise en évidence, en parallèle avec celle de Bartonella quintana, connue pour causer la « fièvre des tranchées ».

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En utilisant la même ressource, les dents de treize individus prélevées dans le charnier de Vilnius, une équipe internationale rassemblée autour de chercheurs de l’institut Pasteur a révélé la présence de deux autres espèces bactériennes passées sous les radars jusqu’à présent : Salmonella enterica sérovar Paratyphi C, responsable de la fièvre paratyphoïde et Borrelia recurrentis, agent de la fièvre récurrente, lui aussi transmis par les poux. L’identification n’a été possible qu’en combinant un criblage génétique à large spectre, un tri des fragments ne conservant que ceux attribuables sans ambiguïté aux bactéries visées, puis leur positionnement sur un « arbre généalogique » de référence des pathogènes trouvés pour vérifier où ces fragments s’insèrent. Pas facile, car l’ADN ancien est très dégradé. Sur treize prélèvements, seuls cinq ont pu être exploités. « Et encore : nous avons accédé au mieux à 0,8 % du génome de S. enterica et à 14 % de celui de B. recurrentis, indique Nicolás Rascovan, chercheur en paléogénomique microbienne à l’institut Pasteur. Cette faible couverture explique pourquoi il a fallu mettre en place tant d’analyses et de contrôles. »

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Conclusion du chercheur : « Même sur un nombre restreint d’individus, on observe déjà la co-circulation de plusieurs maladies, portées par des voies de transmission différentes, l’eau et les aliments d’un côté, les poux de l’autre, signe de conditions sanitaires extrêmement dégradées au sein des troupes. » Si elle enrichit notre connaissance des « cocktails » bactériens en circulation dans la Grande Armée, l’étude ne permet néanmoins pas de statuer sur la mortalité imputable aux maladies identifiées. Cinq échantillons, c’est bien mince quand on sait que la retraite de Russie a pu causer 300 000 morts. D’autant que les symptômes du typhus et de la fièvre paratyphoïde sont étonnamment proches. Toutefois, en l’absence d’antibiotiques – qui apparaîtront dans les années 1930, la fièvre paratyphoïde est mortelle dans 10 % des cas. Pour des soldats épuisés, dénutris et affaiblis par le froid, elle a pu être le fléau de trop.