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ei mène une vie opulente et désœuvrée. Fils unique d’un PDG important, il est l’un de ses jeunes riches qui aiment à se vautrer dans l’oisiveté et l’alcool. Après un accident et une perte colossale dans des casinos, son père décide de lui couper les vivres tout en lui confiant une mission afin de se reprendre en main : s’occuper d’une propriété viticole qu’il possède dans le bordelais. Ce qui est d’abord vécu comme une punition va se transformer en passion pour le monde du vin grâce à Lola, l’œnologue du site. Il est aussi épaulé par Xun Lu, qui vit en France depuis plusieurs années et qui s’est lancé dans la production viticole. Débordant d’ambition, ce compatriote n’hésite pas, au besoin, à écraser les petites propriétés comme celle de Wei.
L’une des forces du scénario bâti par Mark Eacersall réside dans son ancrage contextuel. En effet, pour donner du corps à son histoire, il a créé un décor réaliste. Après l’euphorie des années 2008 à 2018, durant lesquelles plus de deux cent domaines dans le Bordelais ont été achetés par des investisseurs chinois, la région a connu un retour de bâton. Il ne reste plus qu’une petite cinquantaine de propriétés aux mains de ces investisseurs. La plupart escomptait faire un coup commercial à court terme, or la vinification ne permet pas de gains rapides. De plus , la consommation est en net recul dans une Chine qui connait aussi un ralentissement de la croissance économique. Dans ce contexte le scénariste pose son intrigue tout en abordant d’autres thématiques. Même si la production de vin demeure le point névralgique du titre – et les bédéphiles y apprendront beaucoup – les relations, les heurts entre les différents personnages en sont au cœur. M.Zeng et son fils tout d’abord, appartenant à des générations différentes. Le premier a bâti un empire industriel dans les années 1980 quand son pays s’est ouvert au monde. Le second vivote dans une bulle consumériste grâce à l’argent de son père. Un autre choc est culturel et intervient entre ceux qui travaillent dans la vigne depuis des générations et le jeune bourgeois urbain né avec une cuillère en argent dans la bouche. Les clichés et les raccourcis sont évités, la narration est bâtie autour d’étapes qui vont permettre au personnage principal de renouer avec la réalité et de trouver une voie vers le salut. Enfin, Bordeaux/Shanghai bénéfice d’une légère touche de romance, bien amenée et appréciable.
Habituée de la maison Grand Angle, Amélie Causse retrouve Mark Eacersall après Kleos. Son trait est semi-réaliste, empruntant à la fois au style franco-belge classique et au manga. Les corps et les visages sont très expressifs. Le soin apporté aux décors associé aux couleurs chaudes et aux teintes orangées d’Amélie Causse confèrent une ambiance chaleureuse à de nombreuse scènes. De plus, une astuce visuelle efficace accentue la sensation de choc culturel : chaque langue parlée a sa couleur, ce qui permet de souligner l’effet comique de décalages et autres quiproquos en début de l’histoire.
À la fois récit de quête de soi-même, histoire d’amour et panorama actuel d’une partie du vignoble bordelais, Bordeaux Shanghai est un album original et plaisant qu’il faut déguster sans modération.
Par J. Vergeraud