En baptisant son cinquième album “Jonatan”, son prénom à l’état civil, le prodige suédois du cloud rap rassemble sur ce cinquième album ses influences pour un résultat d’une beauté déchirante.
Depuis la parution de Ginseng Strip 2002 en 2013, hymne générationnel pour les victimes des derniers stades du capitalisme tardif et les collectionneur·ses de bouteilles d’AriZona Iced Tea, Yung Lean a connu et documenté mille vies en presque autant de disques.
Artisan involontaire d’un grand schisme post-Internet aux côtés des Sad Boys, il a, par la suite, publié pas moins de dix albums, quatre mixtapes et quelques EP sous de multiples alias (Jonatan Leandoer96, les duos Död Mark ou Metal Storm…) en l’espace de douze ans. Auxquels vient s’ajouter aujourd’hui Jonatan, son prénom à l’état civil.
Une multiplication de collaborations et d’alias
En plus d’une décennie, les affrontements claniques entre suiveur·ses fanatisé·es et analystes du rap se sont largement dissipés. Le mythe nimbant le rappeur aux traits d’éternel poupon et l’effet déréalisant produit par sa musique face à la marche chaotique du monde, non.
Alors qu’on sait presque tout de lui – ses problèmes de drogue, sa sobriété retrouvée, la mort de son manager, son enfance, sa bipolarité découverte en hôpital psychiatrique, son passage à l’âge adulte au pic de son exposition médiatique – et qu’il nous intime depuis plus de dix ans de ne pas surintellectualiser sa musique, Yung Lean nous apparaît toujours comme une image de notre époque : à la fois persistante et perpétuellement insaisissable.
Prenant un malin plaisir à atomiser l’entièreté de sa carrière – tantôt spectre hantant les productions du génial Dean Blunt, crooner décati ou ersatz du regretté Daniel Johnston sous le nom Jonatan Leandoer96, wannabe rappeur indolent, leader punk chez Död Mark, artiste préféré de nos artistes préféré·es –, il s’est imposé comme l’une des plus importantes figures d’incarnation (ou de désincarnation), de la musique de notre siècle. Mondialisé mais autarcique, détaché mais désespérément emo.
À ce titre, ce cinquième album solo publié sous le nom qui l’a fait connaître apparaît comme un curieux objet musical qui brille par sa littéralité et un sommet de sa (fatalement inégale) discographie. En réunissant d’un geste Yung Lean et Jonatan Leandoer96 sous sa véritable identité, Jonatan Aron Leandoer Håstad tombe un peu plus le masque.
Une fidélité à ses premières amours rap
S’il avait amorcé cette tendance l’année passée avec le rock alternatif de Psykos (en collaboration avec Bladee), Jonatan réassemble les personae fragmentaires de Yung Lean en un seul et même lieu, une seule et même voix. Qu’il s’agirait de compter parmi les plus belles et déchirantes de la musique contemporaine.
Ici, le rêve de devenir un simili-Gucci Mane ou un proto-Lil B (avec tout ce que cela comportait de problématique) s’est étiolé, mais les premières amours rap sont toujours là (Teenage Symphonies 4 God, Terminator Symphony) au service d’un disque pleinement leanien. Un disque qui fixe, peut-être pour la première fois, une image complète et fidèle de Yung Lean en tant qu’artiste.
Sur le premier single de Jonatan, Forever Yung – dont le clip met en scène sa procession funèbre en même temps que sa renaissance –, les jeux de rôle, les noms d’emprunt ou les mèmes ayant catapulté sa carrière ont déserté, Yung Lean a trouvé le point d’équilibre de sa chancelante carrière. Libre à lui de s’épanouir en Scott Walker ou en Leonard Cohen de son temps sur des productions sublimées par les arrangements de Rami Dawod.
De son temps, puisque, en trouvant un point d’inflexion entre son rap neurasthénique des origines, la folk culture (Swan Song), la musique hantologique à guitares (Dean Blunt, Iceage, Bar Italia…) et sa poésie désenchantée portée par un timbre d’une bouleversante fausseté, Yung Lean enregistre quelque chose de son temps.
D’une certaine manière, c’est ce qu’il a toujours fait. Mais à l’écoute des superbes Horses, Swan Song, Babyface Maniacs, I’m Ur Dirt, I’m Ur Love ou Changes, il se pourrait bien que Yung Lean ait trouvé un moyen de le conjurer plutôt que de le subir. Le vide existentiel est toujours là, en creux, dans cette voix fracturée, dans ces productions hantées rappelant parfois Oneohtrix Point Never, dans ces murs de guitares saturées, mais, en recollant les morceaux de son identité à tiroirs, Jonatan apprend à le combler.
Jonatan (World Affairs/Awal/Sony Music). Sortie le 2 mai. En concert au Zénith Paris – La Villette le 24 novembre.