Une hétérotopie artistique. Voici comment ce projet unique nous est raconté par son auteur, l’architecte belge Nicolas Schuybroek. Une œuvre totale également. Définie par Michel Foucault dans les années 1960, l’hétérotopie est un lieu à part, hors du temps, en rupture avec son environnement. « Versés dans l’art, la philosophie et l’architecture », les propriétaires souhaitaient donc une maison hétérotope pour accueillir leur impressionnante collection d’art contemporain. James Turrell, Louise Bourgeois, Anish Kapoor… « Le projet est né de cette notion de repli sur soi et a ainsi commencé par une architecture de masse, un volume très fermé, décrit l’architecte. Lorsque l’on pousse la lourde porte d’entrée en acier, on pénètre dans un univers onirique. »
La maison s’ouvre sur cette pièce, dont la fenêtre basse s’apparente à une œuvre d’art. À gauche, Figure, 1960, une sculpture en bronze de Louise Bourgeois, fait face à Baigneuse devant la mer, 1910, un tableau de Léon Spilliaert. Près de la fenêtre, Circular Glass Block, 2011, une sculpture en verre de Roni Horn.
Matthieu Salvaing
Au mur, l’œuvre monumentale d’Anish Kapoor, Untitled, aluminium and pigment, 1996, est l’une des pièces maîtresses de la maison. Sur la console murale Triple Sliding Door Wall Cabinet, ca. 1950, de George Nakashima, Signal, 1959, une sculpture de Panayiotis Vassilakis, dit Takis. Sur la table, Goutte d’eau, ca. 1970, d’Ado Chale, une sculpture africaine Dogon du XIXe siècle.
Matthieu SalvaingUn concept mathématique
La construction repose sur une base carrée de 20 mètres, d’où s’ensuivent différents blocs. Un concept « mathématique », néanmoins tempéré par un jardin foisonnant d’une grande douceur et une façade sensorielle à base de terre, de ciment et de gravier. Pour le couple propriétaire anversois, cette radicalité remplit deux desseins. Le premier, créer l’écrin parfait pour abriter leurs précieuses œuvres d’art – dont des pièces monumentales et complexes à installer –, et prévoir un espace suffisamment flexible pour leur permettre d’agrandir leur collection. Le second, « éviter l’effet musée avec un décor figé, clinique », explique Nicolas Schuybroek.
« Lorsque l’on pousse la lourde porte d’entrée en acier, on pénètre dans un univers onirique. »
L’architecte Nicolas Schuybroek
La façade en béton pisé a été réalisée sur mesure à la main par des artisans.
Matthieu Salvaing
Dans le bureau, face à une bibliothèque en chêne ancien sur mesure dessinée par Nicolas Schuybroek, un bureau et une chaise, ca. 1958, de Pierre Jeanneret, des tables basses en métal (Liaigre) et Lot III, 2012, une sculpture d’Antony Gormley.
Matthieu SalvaingUne architecture-art
Il a ainsi dessiné une maison « vaste, pratique et durable, mais vivante, grâce à des matériaux qui se patinent et s’embellissent au fil du temps », à l’instar de la couleur « os » texturée qui habille les murs et donne à l’intérieur toute sa profondeur. Baignée de lumière, la structure s’articule autour d’un atrium central. Un décor quasi mystique, qui accueille, dès l’entrée, les gestes de Louise Bourgeois, Léon Spilliaert et Roni Horn, caressés par la lumière zénithale. « Cette trinité est une première surprise. La fenêtre basse japonaise, ouvrant la vue sur le bonsaï extérieur, devient presque une quatrième œuvre d’art », indique l’architecte. L’escalier en bois ancien, sculptural, relie les espaces et invite à leur contemplation, « accrochant l’œil » à chaque étage.
Le salon installe une ambiance onirique avec au mur Circular Glass, 2020, l’œuvre extraordinaire de James Turrell. À gauche, Green Balloon, 2011, un tableau de Michaël Borremans, anime la paire de fauteuils et le canapé Ours Polaire de Jean Royère. Le bois réchauffe la pièce, avec la chauffeuse en teck Kangourou, de Pierre Jeanneret, ca. 1955, et une console en noyer ancien dessinée sur mesure par Nicolas Schuybroek.
La cuisine fait dialoguer le bois et la pierre avec, autour d’une table d’Axel Vervoordt, les chaises Chapo S34 de Pierre Chapo et Zig Zag de Gerrit Rietveld (modèle Gerard van de Groenekan, 1940). Sur l’îlot, Untitled, 1993, une céramique d’Enric Mestre. Suspension en verre de John Pawson.
Matthieu SalvaingUne atmosphère minérale
La cuisine célèbre, elle aussi, les matières expressives comme le noyer et le sol en gravier de lave. Quant au séjour, il laisse place à l’œuvre lumineuse magistrale de James Turrell. « Son cycle complet dure trois heures. Lors du reportage photo, nous avons attendu, avec Matthieu Salvaing (le photographe, ndlr), et le soleil est apparu par la fenêtre, se souvient Nicolas Schuybroek. Un moment magique. » À l’étage, la chambre minimale, « avec juste un lit », vibre à travers le tableau « incroyable » de Megan Rooney ; même ambiance dans la salle de bains à l’aspect minéral, réchauffée par l’œuvre de Robert Mangold et la matérialité chaleureuse du dressing en lin attenant.
« Cet intérieur est chaleureux, sans aucun élément superflu. »
L’architecte Nicolas Schuybroek.
Le dressing est entièrement recouvert de lin brut. Sur la console, Yakinuki-Tyoe Rock Tea Bowl, 2021, une céramique de Raku Kichizaemon XV. Tapis (Bruder).
Matthieu Salvaing
Dans la salle de bains en marbre de Carrare poncé, Orange/Black Zone, 1996, un tableau de Robert Mangold.
Matthieu SalvaingArt et design en dialogue
Désormais, grâce à Nicolas Schuybroek, le design s’inscrit à sont tour dans la collection privée du couple propriétaire. « Passionnés par l’art, ils n’avaient pas encore considéré les meubles comme des œuvres à part entière, précise l’architecte, qui les a initiés à Gerrit Rietveld, Ado Chale ou Pierre Jeanneret. Pour moi, la chaise Zig Zag de Gerrit Rietveld est une pièce muséale. » Et pour adoucir la frugalité de la structure blanche, il a introduit un mobilier hétérogène, provenant de France, de Scandinavie et de ses propres dessins. « Ce mélange intéressant fonctionne très bien dans la tactilité du projet », confirme-t-il. Et de conclure : « Cet intérieur est chaleureux, sans aucun élément superflu. » Une démonstration de puissance architecturale ».