L’atmosphère est saisissante. La tombée du jour et le silence presque mortuaire qui règne désormais renvoient l’impression que les ombres et autres âmes du passé se sont de nouveau emparées des lieux. Pour la deuxième fois de cette journée d’été, Adrian Maben pénètre dans l’enceinte de l’amphithéâtre de Pompéi

En revenant dans l'amphithéâtre de Pompéi à la tombée de la nuit, pensant y avoir perdu son portefeuille, le réalisateur Adrian Maben a été saisi par l'endroit. L'idée d'y filmer Pink Floyd dans la plus stricte intimité a aussitôt fait son chemin.En revenant dans l’amphithéâtre de Pompéi à la tombée de la nuit, pensant y avoir perdu son portefeuille, le réalisateur Adrian Maben a été saisi par l’endroit. L’idée d’y filmer Pink Floyd dans la plus stricte intimité a aussitôt fait son chemin. Sony Music/Colombia

Quelques heures plus tôt, le jeune cinéaste d’origine écossaise est venu visiter les ruines de la cité ensevelie, en 79 de notre ère, sous des mètres de cendre et de pierres volcaniques. Déjà, à l’heure du déjeuner, pour lequel il s’était installé sur les hauteurs du monument, ses sens avaient été mis en éveil. La tête était remplie des merveilles archéologiques qu’il avait vues jusque-là et tandis qu’il y repensait, remontaient en lui des odeurs de soufre et de poussière mêlées au parfum des aiguilles de pin et de myrte.

Le jeune homme n’aurait pu être qu’un visiteur parmi tant d’autres mais un incident va changer son séjour italien, tout comme il va impacter sa carrière et celle d’un groupe avec lequel il rêve de collaborer alors depuis plusieurs mois.

« Un sentiment de solitude et d’émerveillement »

Ce jour-là, en quittant le site historique, Adrian Maben se rend compte qu’il a perdu son portefeuille. Convaincu de l’avoir oublié dans l’amphithéâtre, il rebrousse chemin et réussit à convaincre un gardien de le laisser retourner sur les lieux :  » Je me suis retrouvé là, tout seul, dans ce grand vide sombre. Le ciel s’obscurcissait mais on distinguait encore les structures. Je suis entré lentement et je me suis dirigé dans l’arène. Je percevais, à la fois, un sentiment de solitude et d’émerveillement. J’étais seul dans un lieu qui vivait depuis des siècles au-delà du temps « , se souvient-il*.

Maben se sent comme désorienté et le fait de ne pas trouver ce qu’il est venu chercher n’y est pas pour grand-chose.  » [L’endroit] redevenait un lieu sacré. Je suis resté là un long moment, fasciné, jusqu’à ce que le gardien me fasse signe de sortir. « 

Un concert sans public : l’anti-Woodstock 

De cette expérience unique émerge un projet qui va occuper l’esprit du réalisateur dès son retour à l’hôtel : filmer un concert sans public dans l’amphithéâtre de Pompéi.

Dans un début des années 70 où le rock attire de plus en plus les masses, lui imagine une sorte d’anti-Woodstock et qu’importe si, au temps de sa splendeur, le monument pouvait accueillir jusqu’à 20 000 personnes venues assister à des combats de gladiateurs et autres spectacles. Pour lui, un seul groupe cocherait toutes les cases, que ce soit musicalement ou scéniquement parlant : Pink Floyd

Quelques mois auparavant, Maben avait proposé au quatuor britannique de se charger de la musique d’un film d’art basé sur des peintures de Giorgio De Chirico et de René Magritte mais il avait essuyé un refus aussi poli que catégorique. 

Cette fois-ci, les musiciens sont séduits mais acceptent à la seule condition que les morceaux soient joués live, hors de question de faire du playback. Adrian Maben acquiesce. L’histoire est en marche…

Le groupe parfait pour un tel projet

En 1971, Pink Floyd est encore dans sa phase expérimentale. Après le départ de son génie créatif, Syd Barrett, le groupe a exploré plusieurs pistes allant des formats pop (Paintbox, Point Me at the Sky…) et ballades pastorales (Cirrus Minor, Grantchester Meadows, Fat Old Sun…) aux suites plus complexes (A Saucerful of Secrets). Entre 1968 et 1970, Roger Waters, David Gilmour, Rick Wright et Nick Mason multiplient les projets : bande originale de film (More), quêtes personnelles au profit du collectif (le mal compris Ummagumma) ou expérience classique avec le génial Atom Heart Mother que le groupe reniera très vite.

Le Floyd se sert alors de la scène comme d’un laboratoire, testant de nouvelles idées ou développant des morceaux existants (The Man & the Journey). Adrian Maben ne s’est pas trompé : aucun groupe ne pouvait mieux coller à son dessein pompéien. Et aucune musique ne pouvait mieux l’incarner que cette longue suite oscillant entre le céleste et les ténèbres, née de la juxtaposition de quelque 36 idées elles-mêmes déclinées en 24 parties, d’abord baptisées Nothing part 1-24 avant de connaître plusieurs appellations, de la plus obscure Looking Through the Knotholes in Granny’s Wooden Leg à la plus répandue Return of the Son of Nothing avant que le quatuor ne s’entende sur le plus percutant Echoes.

Un câble reliant l’amphithéâtre à la mairie

Lorsque Pink Floyd et son équipe arrivent, début octobre 1971, sur le site de Pompéi, Echoes n’a encore qu’une existence live. Meddle, l’album dont il est la pièce centrale, avec, dans une moindre mesure, One of These Days, ne sortira que le mois suivant.

Les deux titres vont, malgré tout, s’imposer comme des piliers d’une setlist également composée de Careful With That Axe, Eugene, A Saucerful of Secrets et Set the Controls for the Heart of the Sun. Des classiques dont la présence avait tout son sens dans un tel contexte. L’anecdotique Mademoiselle Nobs (dérivé du Seamus de Meddle) complète l’ensemble.

Pink Floyd a accepté la proposition d'Adrian Maben à condition de jouer en direct.Pink Floyd a accepté la proposition d’Adrian Maben à condition de jouer en direct. Sony Music/Colombia

L’emploi du temps serré du groupe ne donne à Adrian Maben qu’une fenêtre de tir restreinte. Arrivé le 3 octobre, le Floyd ne doit rester sur place que jusqu’au 7. Les choses se compliquent lorsque les protagonistes se voient confrontés à un problème de taille : la puissance électrique fournie est insuffisante pour alimenter l’imposante sono et le matériel de tournage réunis. Une solution de fortune est rapidement trouvée, un câble reliant l’amphithéâtre à la mairie de la ville règle le contretemps, moyennant l’embauche d’un gardien chargé de surveiller que ce dernier ne soit pas débranché, volontairement ou non. 

Le temps perdu aura pour principale conséquence de limiter le tournage. Au final, seuls Echoes (exceptionnellement scindé en deux parties), A Saucerful of Secrets et One of These Days sont filmés à Pompei. Les autres seront immortalisés quelques semaines plus tard, en décembre, aux studios Europasinor, à Paris. La musique du groupe et les illustrations filmées par la réalisation donneront l’illusion que les 60 minutes ont été captées au pied du Vésuve.

Point d’orgue de l’avant « Dark Side of the Moon »

Sorti en 1972, le désormais appelé Pink Floyd at Pompeii – MCMLXXII sera agrémenté, deux ans plus tard, de vingt minutes d’extraits d’interviews et sessions d’enregistrement. On y voit le groupe, aux studios Abbey Road, à Londres, en train de peaufiner le futur The Dark Side of the Moon dans une ambiance à la fois studieuse et bon enfant (Nick Mason et sa part de tarte sans croûte, ndlr) qui semble à des années-lumière des tensions à venir. 

Loin de casser l’atmosphère pompéienne, ces séquences montrent l’évolution de Pink Floyd qui s’apprête à sortir l’album avec lequel tout va basculer. Ces instants pré-Dark Side sont cruciaux dans la carrière du groupe, comme s’il avait fallu aux musiciens s’isoler dans un endroit coupé du temps pour mieux viser la face cachée de la lune. 

Fin 1971, l’album au prisme est déjà en gestation mais Pompéi est un moment à part. Le groupe n’y est resté que quelques jours mais lui et sa musique y ont gagné une part d’éternité.

Le film et le concert font peau neuve

La récente restauration du film rend justice au travail des protagonistes et le travelling avant au début d’Echoes mettrait presque le spectateur dans la position de l’albatros évoqué dans le morceau ( » Hangs motionless upon the air « ) pour mieux le plonger dans cet univers hanté. Un univers seulement peuplé de musiciens, de leurs techniciens, sans oublier ces quelques garnements qui ont fait l’école buissonnière et sont venus se cacher derrière les arcs de l’amphithéâtre pour assister au spectacle après être restés en embuscade dans les feuillages et avoir joué au chat et à la souris avec les quelques agents chargés de la sécurité. 

À Pompéi, Pink Floyd a fait plus que jouer. Le quatuor s’est fondu dans le décor, David Gilmour dit avoir ressenti les vibrations restituées par le sol fait de pierres volcaniques. L’acoustique naturelle de l’amphithéâtre a contribué à amplifier les richesses d’Echoes, la folie qui émane de Saucerful of Secrets, de son passage strident (Syncopated Pandemonium) à l’accalmie (Storm Signal/Celestial Voices), tout comme elle semble avoir transcendé un Nick Mason alors au sommet de son art (One of These Days).

L'atmosphère de Pompéi est saisissante. L'obscurité tombante, le silence mortuaire enveloppe les lieux.L’atmosphère de Pompéi est saisissante. L’obscurité tombante, le silence mortuaire enveloppe les lieux. Sony Music/Colombia

Une expérience unique pour un groupe qui, un jour prochain, optera pour une autre forme d’isolement en érigeant un mur entre le public et lui, regrettant, peut-être, ce qu’il avait laissé là-bas, à quelques kilomètres de Naples : une forme d’innocence, une certaine liberté qu’ils avaient inconsciemment offert à cette terre sacrée qui ne se nourrit, depuis des siècles, de l’âme de ceux à qui elle accorde l’asile. Peut-être le prix à payer pour entrer dans l’histoire.

*The Lunatics & Adrian Maben, Pink Floyd a Pompei, una storia fuori dal tempo